Paris, le 18 mars 2013
Dans le chapitre XXIII du Séminaire VI, “Le désir et son interprétation”, Lacan évoque pour la critiquer « une précieuse observation parue en Belgique dans un petit bulletin ». J’avais écrit deux lignes en note : « Il s’agit d’une observation de Ruth Lebovici, commentée par Lacan dans “La direction de la cure… ”, p. 610-612. Référencé p. 645 au n° 23, sous les initiales R. L. » Quel démon me visita ce 18 mars ? Voici ce que, à me relire, j’écrivis.
Il y a dans les dessous une sorte d’histoire de famille. Je n’en connais que ce que me conta un jour Sylvia, ma belle-mère. Ruth Lebovici était en contrôle avec Lacan. Elle ne le suivit pas dans la SFP lors de la scission de la Société psychanalytique de Paris en 1953. Serge Lebovici, son mari, était le bras droit de Sacha Nacht à « l’Institut ». Cet établissement, issu de la SPP, mais autonome, devait se voir confier le monopole de la formation analytique en France. La qualification médicale était requise des candidats. Lacan avait sa place dans ce plan magistral. « C’est une situation en or pour toi », lui aurait dit Nacht.
Nacht et Lacan étaient très amis. Le second mariage de Nacht, avec Edmée, avait eu lieu à Aix-en-Provence, chez les Masson (André était l ‘époux de Rose, sœur de Sylvia). Des photos subsistent, que Sylvia me montra. Lacan échoua à convaincre Nacht de renoncer à son projet. « Ce fut très dur pour Papa de voir que Nacht le lâchait, car il l’aimait vraiment. », me dit Judith, que j’interroge ce 18 mars 2013. Selon Sylvia, Lebovici avait été commis par Nacht à faire le coup de poing intellectuel contre Lacan au moment de la scission. Dans les années qui suivirent, « Lebo » le poursuivit de sa vindicte.
La SPP fut marquée par la hargne de Nacht et Lebovici envers Lacan. Green y échappa un temps, car plus jeune, analysé par Bouvet, et pressé de se faire valoir. Au début des années 1960 à Paris, cela voulait dire : jouer le structuraliste, se frotter de Lacan. C’est ainsi que Green se propulsa durant une dizaine d’années dans le monde intellectuel parisien comme lacanien, avant de rejoindre le troupeau en dénonçant dans « l’affect » le talon d’Achille d’une doctrine dont il se vantait d’avoir fait le tour. Je fus stupéfait et de son toupet et de sa fausseté. Rien ne m’avait laissé soupçonner qu’il s’estimait en mesure d’en remontrer à Lacan. Avec moi, il jouait le disciple fidèle de notre maître commun. Je me souviens qu’il s’avança vers moi d’un air jovial lors de la leçon inaugurale de Barthes au Collège de France. Je lui dis son fait. Ce fut notre dernière conversation.
Je n’ai pas connu Nacht. J’ai croisé Lebovici deux fois, la première, lors d’un colloque sur les mutilations, dans un hôpital ; la seconde, aux abords d’un bureau de vote, un jour d’élections. Ce fut courtois. Green, c’est différent. Je l’avais rencontré alors que j’avais 18 ans, au séminaire de Barthes, qui l’avait convié pour nous présenter Lacan, son usage de la linguistique. Quatre ans plus tard, je l’avais publié dans les Cahiers pour l’Analyse n°3 parce qu’il me l’avait demandé. Pour lui complaire, j’avais dû réécrire un manuscrit touffu, y mettre un peu d’ordre et d’orthographe. Dans la foulée, il m’avait convié à dîner chez lui, avec son épouse d’alors. Comme moi, il admirait Lacan. Il y avait entre nous ce lien. Son revirement me parut médiocre. Il annonçait des productions qui ne l’étaient pas moins. Je le lisais de loin en loin, je vérifiais que la qualité était constante. Son article des Cahiers restait l’un de ses titres de gloire. Il régna sur la SPP jusqu’à sa mort : on lui reconnaissait, me dit-on, une sorte de supériorité intellectuelle. C’était un dominant.
Je devisais souvent avec mon ami Horacio alors qu’il était président de l’IPA et moi président de l’AMP, l’Association mondiale de Psychanalyse que j’avais créée à Buenos Aires, au théâtre Cervantès, le 3 janvier 1992. Il nous arrivait de reparler des événements qui avaient conduit au départ de Lacan. Horacio était sûr qu’avec lui, les choses se seraient passées autrement. Aujourd’hui, pouvait-on imaginer par extraordinaire de surmonter le schisme ? de rabibocher ? Les Latino-Américains, pensait-il, n’y seraient pas défavorables. Les Américains, si, mais ils pourraient à terme se laisser convaincre. L’obstacle insurmontable, définitif, c’étaient les Français. D’eux ne viendrait jamais qu’un non éternel. Je pus le vérifier dans les circonstances suivantes.
Nous sommes en 1997. L’IPA doit tenir en juillet son 40e Congrès à Barcelone. A l’époque, je suis curieux de la maison-mère, que préside Horacio. Il faut pour s’inscrire être parrainé par un membre titulaire de l’organisation. J’en parle à un dîner chez mes amis Forbes, à Sao Paulo. Mario Giovanetti, membre éminent d’une Société brésilienne affiliée à l’IPA, est l’un des convives, il s’offre à nous parrainer, Jorge et moi. L’inscription se fait par fax. Nous arrivons sur place. L’administration du Congrès s’affole : « Il y a un problème. » La trésorière me propose sur papier en-tête de me rembourser et de me payer le retour vers Paris par le premier avion. Je m’y refuse poliment. Le droit est pour moi.
Horacio débarque, m’invite à le rejoindre dans sa suite. Abrazos. Sa fille, analyste à Londres, est là. Non seulement je suis le bienvenu, mais il me donne le texte du cas qu’il présentera le lendemain en séance plénière : il serait enchanté que je le commente en public. Je laisse passer plusieurs interventions, je me lève. J’ai cinq minutes pour commenter le cas, je le fais en espagnol, je déborde un peu. Tonnerre d’applaudissements. On se précipite, on me demande des précisions, on est enthousiasmé. « De quelle Société êtes-vous ? » J’élude. Retour à Paris, je raconte l’histoire aux amis, on rit.
Quatre ans passent. Août 2001 : on me montre le numéro de juin de la revue de la SPP, il y a un article où je suis cité. Il est du fils Diatkine. Son père fut l’analysant de Lacan et l’analyste d’Althusser. Ce fiston, je l’avais reçu chez moi un soir, en 1997 justement : il était l’auteur d’un Lacan, nous devions préparer le dialogue que, à son initiative, j’avais accepté d’avoir à ce propos dans un CMPP d’Orly. La chose fut publiée en son temps : on put voir comme j’avais été gentil. Là, dans les pages de la revue, sous la plume de Fiston, j’apprends que ma présence au Congrès de Barcelone a suscité des remous parce que – je résume – les lacaniens sont un danger public. J’écris un rectificatif en termes mesurés, je demande son insertion au titre du droit de réponse. Il m’est refusé par le directeur de la revue.
Freud a bien raison de dire que rien ne s’accomplit in absentia. Seul marque ce qui est vécu dans la modalité du présent. Lacan avait eu affaire aux pères. Je venais de voir les fils à l’œuvre.
Je reviens à Serge Lebovici. Jadis, me conta Sylvia, plusieurs pontes de la SPP s’étaient opposés à ce qu’il devienne membre titulaire : il avait signé en 1949, alors qu’il était membre du Parti communiste, un manifeste de style jdanovien, qui démontrait que la psychanalyse était une idéologie réactionnaire. Le brûlot avait fait si grand bruit qu’on en parlait encore dix ans plus tard, quand j’étais lycéen. Or, toujours selon Sylvia, Lacan avait mis tout son poids dans la balance pour que « Lebo » soit admis. Elle tenait donc ce dernier pour un monstre d’ingratitude.
Je me souviens avoir demandé à Mme Lebovici, dans les années 1980, l’autorisation de reproduire dans Ornicar ? son article sur la perversion transitoire : je fus rebuté. Ce texte néanmoins circule. Il sert de contre-exemple dans les écoles lacaniennes. C’est un pont-aux-ânes. Ruth Lebovici ne fut pas que cela. Elle fut professeur de mathématiques avant de devenir psychanalyste. Juive, elle se montra courageuse durant l’Occupation. C’était en somme une épouse fidèle. Elle décéda en 2003.
PS. En titre, Jérémie, 31-29, dans la traduction dite de Lemaître de Sacy (Bouquins). Philippe Sellier rappelle dans sa préface le propos de Stendhal dans les Mémoires d’un touriste : « A mes yeux la perfection du français se trouve dans les traductions publiées vers 1670 par les Solitaires de Port-Royal. » Jérémie 31-29 est cité par Lacan page 448 des Ecrits ; il en tire des effets rares.
Paris, le 19 mars 2013
– Catherine m’envoie le passage de Lacan sur « Mort aux vaches ! ». Lacan, dans le Séminaire III, règle leur compte aux langues artificielles : « Le matériel signifiant, tel que je vous dis toujours qu’il est, par exemple sur cette table, dans ces livres, c’est le symbolique. Si les langues artificielles sont stupides, c’est qu’elles sont toujours faites à partir de la signification. Quelqu’un me rappelait récemment les formes de déduction qui règlent l’espéranto, et qui fait que quand on connaît bœuf, on peut déduire vache, génisse, veau, et tout ce qu’on voudra. Et je lui ai demandé comment on dit Mort aux vaches ! en espéranto – ça doit se déduire de Vive le roi ! Cela seul suffit à réfuter l’existence des langues artificielles, qui essaient de se modeler sur la signification, ce pour quoi elles sont généralement inutilisées. » Suit un développement sur la signification, toujours imaginaire.
– Jean-Daniel m’envoie un article du “Quotidien du médecin” d’où il ressort que Bergoglio a deux cousines en France. Corinne, l’aînée, a créé un cabinet de médecine chinoise, acupuncture et relaxation, dans la petite commune de Cazes-Mondenard. Sa soeur Valérie est chargée de recherche au CNRS, à l’IPBS (Institut de pharmacologie et de biologie structurale) depuis 2007. La chercheur, qui travaille sur la réplication ADN des mécanismes cellulaires rendus défectueux par le cancer, en vue de repérer des marqueurs diagnostics, évoquera-t-elle avec le pape François les débats autour de la bioéthique et de la recherche sur l’embryon ? « A priori, je pense que ces problématiques dépassent ma personne, répond-elle prudemment, et même aussi celle du pape. Mais nous pourrons évoquer le métier de chercheur. (…) Seulement, reconnaît-elle, je reste sous le coup de la surprise devant une telle destinée pour notre famille, alors que nos aïeux ont quitté notre pays dans une misère totale. »
– Mon ami Luis Solano m’indique que l’homme d’église photographié avec la junte n’est pas Bergoglio. C’est, je le cite, « Monseigneur Primatesta, ancien évêque de San Rafael (Mendoza) et ancien évêque de Cordoba devenu ensuite Cardinal à Buenos Aires. » Luis est originaire de Cordoba.
– CEL, « Catholiques pour les libertés économiques », m’invite à une conférence-débat dont le thème sera : « Vendée : du génocide au mémoricide ». L’invitation est incluse dans le dernier des « Flashs » de Michel de Poncine, auxquels je suis abonné. Le pouvoir très provisoirement en vigueur se lamente publiquement de la prétendue crise. Plus les pleurnicheries sont fortes plus il en profite pour renforcer ses interventions super-étatiques en prétendant conjurer cette crise. Ce renforcement de l’étatisme rejoint des habitudes profondément et anciennement ancrées dans l’exception française. Une intervention forte et détaillée de l’État accompagnée d’une galaxie d’usines à gaz serait censée améliorer le sort de la population victime de la prétendue crise et à laquelle est imposé un véritable châtiment : les plans d’austérité successifs. (…) Il est de mode de répandre l’idée que la grosse presse serait un contre-pouvoir indépendant ; c’est faux ! Ces flashs ont souvent montré la totale connivence entre les gouvernements et la presse. Nous sommes devant un pouvoir politico-médiatique quasi totalitaire. Les citoyens d’en bas sont livrés à la voracité intellectuelle et financière de cette hydre à plusieurs têtes avec comme seule arme le bulletin de vote dont la vanité est bien connue. (…) Les entreprises, seules créatrices de richesses véritables, se réfugient dans l’attentisme. Il en est de même des personnes privées (…). Que faire ? (…) Sur un plan global, il faut informer sans cesse pour dénoncer l’imposture. (…) Sur un pan personnel et pour la défense de ses intérêts, il est impératif d’ajuster en permanence ses décisions à la réalité des faits.
– Gil Caroz m’envoie une vidéo de « One Woman ». C’est « la première chanson du système des Nations Unies ». Nous sommes « One Woman », une seule femme. Lancée à l’occasion de la Journée internationale de la femme, le 8 mars dernier, la chanson constitue un cri de ralliement qui incite ceux qui l’écoutent à se joindre aux efforts entrepris en faveur des droits des femmes et de l’égalité des sexes. « One Woman » a été composée pour ONU Femmes, l’organisation de défense mondiale des femmes et des filles partout sur la planète, afin de célébrer sa mission et d’œuvrer pour l’amélioration de la vie des femmes dans le monde entier. « One Woman » nous rappelle qu’ensemble, nous pouvons surmonter la violence et la discrimination à l’égard des femmes et nous engager vers un avenir meilleur : « We shall shine ! » (« Nous allons briller ! »). Rejoignez-nous pour faire passer le mot. Philippe Muray, where are you when we need you ?
– Documentaire sur DSK mercredi 20 mars, 20h45, sur France 3. S’il y a eu une projection privée, je n’ai pas été invité. Pourquoi goinfrer de petits fours un grand frère auprès de qui on a, croit-on, crédit illimité, comme le comte de Monte-Cristo chez Danglars ? Dans TV Magazine, Gérard Miller, coréalisateur avec Anaïs Feuillette, parle de M. Strauss-Kahn et de la logique de son désir dans des termes qui font croire qu’il a lu Lacan. Il considère que le livre de Marcela Iacub confirme ce qu’il dit dans le film. Il faudra bien que je finisse par le lire, ce livre. Il divise, paraît-il, l’équipe de Bruxelles qui prépare le Congrès des 6 et 7 juillet. Marcela est-elle bonne ? Est-elle méchante ? On s’invective. C’est du lourd, plus âpre que la querelle du gros bout et du petit bout à Lilliput.