Comment vous définiriez vous Alain Bizos ?
Dans les années 70, je me suis d’abord défini comme un jeune artiste plasticien et photographe. J’exerçais alors en toute liberté puisque ce qu’on voit dans la première partie de l’exposition n’était pas du tout destiné à la presse. Par la suite, lorsque Jean-François Bizot m’appelle à New York en 79 pour relancer Actuel, je me définis, après les premières parutions défrayant la chronique — Nina Hagen notamment — , comme un « artiste-reporter-photographe. » Je n’ai pas varié depuis. J’assume totalement la subjectivité même lorsque il s’agit de reportage photographique. Il y a toujours eu chez moi une envie importante de questionner le monde car sinon, un artiste qui n’interroge l’époque dans la quelle il vit, est juste un décorateur…
De là vient donc votre envie de faire de l’art qui parle et qui s’engage…
[en montrant l’œuvre reproduite dans un catalogue] Voilà, comme lorsque j’ai fait « Liberté, Égalité, Fraternité » avec des jeunes hommes de 15-16 ans voilés, à l’époque où émergeait la question du foulard islamique en France. Cela posait des questions autour de l’ambiguïté mais aussi avec humour, ce qui est important pour faire passer des choses sans que les gens partent en courant. Cette dernière dimension est importante.
D’après vous, l’art engagé est-il aussi bien admis aujourd’hui, qu’il ne le fut hier ?
Je dirais que c’est plus facile aujourd’hui. On peut exposer dans plus d’endroits. Pour reprendre l’exemple de la série « Liberté, égalité, fraternité », exposée de la Biennale de Bamako à Paris Photo. Les discussions qui ont émergé sont riches. Pareil lorsque Libération avait publié l’été 2005 une double page traitant de ce projet. Elle était intitulée « Planche à voiles » (rires). J’avais trouvé ça vachement bien. L’idée est d’impliquer le milieu de l’Art dans un certain engagement. Même logique lorsqu’on présente la chèvre morte et l’obus de la série « homo sapiens » images faites pendant la guerre en Erythrée, et qui ressemble à s’y méprendre à un Picasso.
Si Alain Bizos avait 25 ans aujourd’hui, qu’aurait-il fait ? Aurait-il été le même l’artiste que celui ayant débuté dans le bouillonnement culturel des seventies ?
C’est une question que je me pose souvent. J’ai une fille de 26 ans avec laquelle je discute de tout. C’est incertain. Les temps sont plus durs aujourd’hui. J’ai connu la révolution numérique et ai réussi à m’y mettre alors même que je viens d’une génération qui est souvent mal à l’aise avec cette technologie. Le numérique change désormais la donne. Avec le numérique, il y a cette boulimie d’images, le monde devient photographe !
Moi je viens de cette école où l’on travaillait avec des bobines 36 poses. Au moment de la prise de vue, c’était beaucoup plus précis, quand on déclenchait, on savait ce que l’on faisait. Aujourd’hui, lors des évènements, c’est fascinant de voir les gens les mains levées, portables et appareils photo numériques prêts à être déclenchés. Tout le monde aujourd’hui fait de l’image mais peu de gens en vivent. C’est le paradoxe…
Cette technologie nouvelle, est-ce la mort de ce que vous faisiez jusqu’à maintenant ?
Non, même si je ne peux évidemment plus partir deux semaines en Syrie sans appareil numérique. Pour autant, si je devais le faire, je travaillerais un minimum d’images, sans frénésie. Ce serait un luxe. Aujourd’hui, on a moins de temps pour travailler et gagner sa vie. Nous vivons dans une civilisation de l’image et pourtant il est de plus en plus difficile pour les photographes de vivre de leur travail. Cela conduit à ce qui suit : en 2013, il vaut mieux faire la Fashion Week de Paris que couvrir le conflit syrien !
La vague des revues et des mooks* permettrait-elle de revenir vers une approche plus professionnelle et donc plus rémunératrice de la photographie ?
J’aimerais beaucoup y croire mais je ne suis pas dupe. Une revue comme XXI rachète de superbes sujets exclusifs pour des sommes modestes. Des gens font de très bons sujets qu’ils bradent pour pouvoir manger. De loin, les mooks c’est super, on remet en avant le grand reportage et on fait les choses patiemment mais, en réalité, personne ne peut vivre de ça…
On parlait de la guerre du Liban… Une question vient naturellement : cela ne vous tenterait pas de refaire du reportage de guerre ?
Non, et cela pour deux raisons : d’abord, j’ai utilisé à fond mon « capital chance »! Entre l’Afghanistan, l’Iran, Irak, l’Erythrée, il y a des moments où c’est passé très très près… Et puis j’ai eu une fille et j’ai vu des collègues gravement blessés, comme un ami qui a perdu une jambe à Sarajevo.
Le coté adrénaline des pays en guerre, je l’ai connu. Je reconnais volontiers qu’il s’agit d’un truc très étrange, très intense : les rapports humains sont différents, tout le monde peut mourir d’un instant à l’autre. On vit plus intensément. J’ai adoré Beyrouth en guerre. Cela peut paraître honteux de dire cela. Mais j’y ai noué de réelles amitiés, j’ai le souvenir de moments fous, au Liban, en pleine guerre. Il est évident que ce qu’il y a derrière le reportage de guerre n’est pas forcement très sain. C’est comme une drogue. Très bizarre. Cela m’est passé, c’est fini, je n’ai plus envie. Ce qui m’intéresserait serait peut-être de faire des sujets après la guerre, par exemple en Libye, avec du recul pour mesurer les erreurs qui ont été faites, les suites…
Racontez-nous votre arrivée aux États-Unis…
J’arrive fin 69 à New York. Je quittais les Beaux Arts. Arman avait alors besoin d’un assistant capable de travailler le plexiglas pour un gros boulot pour Renault. La marque créait alors « Renault Arts et Industrie », une fondation d’art à l’image de celle de Ford. Ils avaient entre autres conclu un deal avec Arman. L’expo en question ira plus tard à Amsterdam, à Paris. Très heureux de notre association, Arman me propose de le rejoindre à New York et de quitter les Beaux Arts. J’arrive donc à Soho. Tout y était accessible. A l’époque, seules les sociétés pouvaient louer des locaux dans le quartier. Seulement ces entreprises désertaient leurs locaux pour rejoindre la banlieue. Pour ne pas laisser trop d’espaces inoccupés, la municipalité a autorisé les artistes à s’y installer. Très vite, tout le New York arty s’est retrouvé en dessous de la 14eme rue. Derrière chez moi, il y avait Warhol, Lichtenstein, Jasper Johns. Tous les grands. Et ce beau monde se recevait régulièrement. J’ai eu la chance de connaître ces gens-là. Pendant dix ans, j’ai vécu dans ce milieu, sans que l’argent ne fasse les dégâts qu’il a fait plus tard, sans les millions, les maisons au Connecticut, les gardes du corps…
En somme, une formidable diversité culturelle…
C’était un vrai mélange, une énergie incroyable. Seulement, on ne l’a compris que rétrospectivement. Sur le moment, on vivait simplement l’instant, on se défonçait, on buvait, on se marrait. A l’époque, vous alliez à une party complètement folle d’un dénommé Warhol qui projetait toute la nuit des images de l’Empire State Building sur un grand mur. Il y avait des rockstars dans les parages. A chaque fois que j’arrivais à la Factory, comme j’étais assez mignon, Warhol me photographiait avec ses polaroïds. Je me disais: “Tiens, un jour, il fera une toile avec mon portrait, j’aimerais bien qu’il me la donne”. Mais en ce temps-là, personne ne pensait à l’argent que ça pouvait représenter. On voyait des pièces incroyables, mythiques, sans vraiment réaliser l’influence qu’elles auraient par la suite.
Et puis les américains avaient eu ce concept incroyable : faire des œuvres d’Art des objets “tax deducitble”. Cela a propulsé l’Art d’une façon extraordinaire. Tout le monde a commencé à collectionner. Des fondations se créèrent. Ce qui me frappait à New York, c’était la rapidité avec laquelle se vendaient les oeuvres. Un dripping de Pollock trouvait acheteur sous quelques mois. En comparaison, Arman a mis des années pour être la cible des collectionneurs français…
Après Arman, il y eu une seconde rencontre fondamentale : celle avec Jean-François Bizot…
JF Bizot me contacte alors pour la liberté avec laquelle je travaillais à l’époque. Actuel ne voulait pas d’un photographe plus classique, quelqu’un de Gamma ou de Rapho. Bizot avait fait un autre choix. J’ai tout de suite accepté ! De son coté, Arman était certain que l’aventure ne durerait pas. Finalement, le numéro avec les trois couvertures sur Nina Hagen a fait 400 000 exemplaires. Et cela a pris…
De qui étiez-vous proche à cette époque?
Toute la bande d’Actuel finalement. Leon Mercadet, Patrick Rambaud, Jacques Massadian, Patrick Van Eersel. C’était une petite bande vraiment sympa, des gens qui ne se prenaient pas au sérieux tout en faisant les choses sérieusement. J’y faisais mon sujet mensuel plus des sujets annexes. De l’écrit à la maquette, on participait à tout. Dans quel magazine peut-on encore faire cela aujourd’hui ? Aucun…
Vous avez fait un peu de presse rock ?
J’étais ami avec Willy DeVille dont j’avais fait le portrait sur un toit de New York. Il y avait aussi une amitié avec Patrick Eudeline. Et puis il y avait le Gai pied, le premier mensuel homo. J’avais fait des sujets sur les premiers quartiers gays à New-York. Ça datait des années 1980.
La différence entre les artistes qui émergeaient hier et ceux qui percent aujourd’hui, n’est-ce pas également l’influence désormais inexistante de maîtres et autres formateurs ?
C’est une très bonne question. Côtoyer de grands artistes, avoir des influences, c’est capital, c’est certain. Mais les rencontres ne sont pas si difficiles à faire. Je suis très ami avec la galerie Vallois, j’adore Gilles Barbier, un mec génial. Ces gens-là sont accessibles. Il suffit de les appeler pour les rencontrer. Les jeunes passionnés finissent par rencontrer ceux qui les font rêver. Après, fatalement, la période économique est plus compliquée. Pouvoir vivre de son art est beaucoup plus difficile. J’aurais vingt ans maintenant, pfff… A notre époque il n’y avait pas de chômage, on ne pensait qu’à notre passion. Ça fait surement vieux con de dire ça mais l’économie a pris le pas sur le reste.
Venons-en à votre rencontre avec Mesrine…
On dit « Mérine », sans prononcer le S. Jacques Mesrine disait toujours « on ne dit pas MiromeSnil mais Miromenil ! » [rires]…
Pour en revenir à la rencontre, celle-ci était assez simple. C’est grâce à Gilles Millet un ami très proche, responsable de tout ce qui touchait au sujet des prisons à Libération que le lien s’est établi. Quinze jours après son évasion, Mesrine envoie sa copine chercher Millet à Libération. Lui se trouvait dans un café à coté…
Pourquoi spécialement Gilles Millet ? Parce qu’il était de gauche ?
Parce qu’il aimait bien ses papiers et parce que Gilles était la seule personne qui parlait des quartiers haute sécurité dans les prisons. Les QHS étaient l’obsession de Mesrine. Il estimait qu’ils étaient une prison dans la prison et qu’ils n’avaient pas lieu d’être. Mesrine voulait faire fermer les QHS. Il a rencontré Gilles, lui a parlé d’un plan pour aller quinze jours en Italie, lui y raconter toute sa vie et en faire un livre. Évidemment, Millet voulait une séance de photos pour prouver que le livre n’était pas bidon alors il parle de moi à Mesrine. Un jour, Gilles m’appelle en me disant : « il faudrait que je te présente quelqu’un ». On se retrouve donc dans la rue avec un couple qui nous invite chez lui. On suit l’homme et la femme. Puis on entre dans l’appartement. Le mec ferme la porte à clef, retire sa perruque et me dit : « Enchanté, Jacques Mesrines ! ». [rires]
Incroyable !
On copine, on se voit de plus en plus. Nous sommes devenus copains, Mesrine était un mec super, drôle, sympa, bon vivant, cultivé. Rendez-vous compte que nous allions déjeuner à l’Hippopotamus à Opéra ensemble ! Jacques était hyper bien grimé.
Un jour de juin, il est à la campagne dans le Loiret chez un ami. On le rejoint là avec Gilles et on fait la fameuse série de photos. Mesrine dévoile son visage au fur et à mesure. Puis il mime le fameux tire. Il fait ça très bien. Ensuite, Mesrine me dit : « Tiens, tu veux voir comment je serai quand on me guillotinera ? » Je n’aurais jamais imaginé lui demander une chose pareille… C’était son idée ! A l’époque, la peine de mort existait toujours… Il met la tête dans un carton à champagne. Première photo, je la fais horizontale, elle n’est pas très bonne, Mesrine rigole trop. La seconde, verticale. Il révulse les yeux. La photo est parfaite. C’était la dernière de la bobine…
A cette époque-là, quels étaient les risques que vous encouriez à côtoyer Mesrine ?
Complicité! Je savais où il habitait, je passais du temps avec lui. C’était très gros mais on n’y pensait pas sur le moment. Lorsque je suis parti à Berlin pour photographier Nina Hagen, Mesrine a été assassiné. Je fonce alors voir Jean François Bizot pour lui montrer les photos. Il avait déjà bouclé son numéro. Il fallait, de mon coté, que je montre impérativement les photos au public pour prouver que je n’étais complice de rien, que je faisais simplement mon travail. Bizot me conseille alors d’aller voir Serge July qui refuse les photos de peur des accusations de copinage avec Mesrine. Je lui offrais les photos, il n’en voulait pas. On file donc voir Théron qui accepte, contre 50 000 francs, un article et les photos dans Paris-Match. Théron passe ça dans le numéro où la couverture est faite grâce au polaroïd que les flics ont piqué chez Jacques, photo qu’ils ont revendu dix briques à Paris-Match, sans parler des 80 briques de lingots d’or dont je connaissais l’existence et qui n’ont jamais refait surface dans les PV… Au même moment, la couverture avec Nina Hagen sort. Je n’étais presque personne dans le monde de la photo et, en l’espace d’un mois, en Novembre 79, tout change !
Informations complémentaires
Alain Bizos « En toute liberté » 1/2, du 22 février au 6 avril à la galerie Vu 58 rue St. Lazare 75009 (Paris). La deuxième partie de l’exposition, « En toute liberté » 2/2, se tiendra du 12 avril au 11 mai.
* Mooks : contraction entre magazine et book, désignant les nouvelles revues, entre le livre et le magazine, qui fleurissent dans les librairies depuis l’année dernière.