Paris, le 5 mars 2013

Je suis tombé sous le charme de Christine Angot sans la connaître, sans avoir lu une ligne d’elle. Je l’ai vue sur Internet, voici deux ou trois mois, se lever et planter là Ardisson. J’aime bien ceux qui se lèvent et quittent la table de jeu. Clavel faisait ça jadis. J’aurai passé mon enfance à me lever rageur de la table familiale, jeter ma serviette, aller pleurer dans ma chambre : mon père s’était moqué de moi. Quel sentiment de triomphe la première fois où d’un mot je le blessai ! J’avais treize ans. Je pensais aussitôt à Scaramouche. J’avais vu le film quelques années plus tôt. Date de sa sortie : 1952. J’avais donc huit ans.

Nous sommes en France, à la veille de 1789. Stewart Granger se jette sur Mel Ferrer, aristocrate sarcastique, qui vient de tuer son ami. Ferrer est un officier tout de blanc vêtu. Il n’a pas encore épousé Audrey Hepburn, qui plus tard viendra dîner à Guitrancourt. C’est un as à l’escrime. Il ne fait qu’une bouchée de Granger. Celui-ci en réchappe, s’enfuit au galop, s’engage tel le capitaine Fracasse dans une troupe de comédiens ambulants, se fait en secret donner des leçons  par le maître de Mel Ferrer, et, au terme du plus long et plus beau duel jamais tourné par Hollywood, il a enfin le dessus. Le come-back kid fait sauter l’épée des mains du méchant. Il appuie sa pointe sur la gorge nue pantelante du vaincu… Et il l’épargne ! Heureusement. C’était son frère.

Stewart Granger était aussi dans la vie un derring-do. Sa carrière déclina du jour où il mit un marron à Zanuck, qui avait proposé la botte à Jean Simmons, alors son épouse. Celle-ci le trompa néanmoins avec Richard Burton, qui la célèbre dans ses mémoires comme son meilleur coup. Dans le même temps, Stewart résistait aux avances d’Ava Gardner et à celles de Grace Kelly. Aurais-je eu cette vertu ? Un héros, vous dis-je.

Dans Scaramouche, Granger épouse Janet Leigh. Si jeune, encore potelée, belle à damner un saint. Elle est si ravissante que des ravisseurs précisément, des Mexicains gluants en cheville avec un Orson Wells obèse et obscène, l’arrachent aux embrassements de Charlon Heston, retour du Sinaï, pour la souiller dans la chambre d’un motel isolé, avant que, dans un autre motel isolé, elle ne succombe sous le fer d’un Anthony Perkins bon chic bon genre, mais poussant tout de même un peu loin l’identification à l’objet perdu. Il ne sera pas dit que le vice prospère chez un cinéaste catholique romain : l’ange blond rendu impur par le vol et la luxure connaît la mort de Jules César. Tu quoque, Hithcock ! Mais la belle pécheresse ne baignera pas dans son sang comme le voudrait le cliché : on l’expédie sous la douche, le meurtre reste clean, elle meurt lavée de ses péchés.

 

Janet Leigh dans Scaramouche, Touch of Evil et Psychose.
Janet Leigh dans Scaramouche, Touch of Evil et Psychose.

Aujourd’hui, Janet Leigh ne garderait pas son soutien-gorge quand elle est ondule lascive sur un lit dans les bras d’un homme torse nu, à Phoenix, Arizona. On connaîtrait la forme de ses seins. A quoi pense Roubatchoff, le héros de Koestler, dans sa cellule de la Loubianka ? Au Parti, à l’Histoire, aux captifs, aux vaincus !… mais surtout aux seins en poire opposés aux seins en pomme. Tant il est vrai qu’un signifiant représente le sujet auprès d’un autre signifiant. Si vous n’opposez pas, vous ne pensez pas. Avec le 2, vous hésitez, vous supputez, vous doutez, vous vous embrouillez. Cela s’appelle la pensée.

Avec le 1, Je ne pense pas. Je m’abysme, je me fonds, je mystagogue.  Le 2 met la perte est à l’horizon, car sur les deux un ou une est de trop. Avec le 3 commence la série, disait Lacan. D’où la puissance du symbole de la Trinité. Qu’il faille au minimum trois ronds de ficelle pour faire un nœud borroméen le confirme.

Scaramouche met en scène les deux rôles féminins typiques dans le ravalement (Erniedrigung) de la vie amoureuse.

A gauche, Janet Leigh. Elle est noble, oxygénée, hyper clean, ce qui signifie en langage hollywoodien qu’elle est angélique. C’est la Baby-Faced Beauty des Sud-Coréens, aujourd’hui à la pointe du style.

L’autre est la roturière roulant des hanches dans sa roulotte. Eleanor Parker sera dans trois ans la fausse paralytique qui met un fil à la patte à L’Homme au bras d’or (Frank Sinatra). En attendant, dans Scaramouche, elle pourrait être Sophia Loren. Rousse, luronne, brusque et bien plantée, bien en chair mais élancée, grand cœur, peu farouche à l’homme, ce serait manquer à la justice que de ne pas dire que la plupart des mâles de l’espèce le trouvent nettement plus bandante que l’autre.

La première est l’Eternel féminin de Goethe, qui vous tire vers le haut. La seconde incarne la Femme impure ! stigmatisée par Baudelaire, avec qui se lécher, se sucer, se mêler, se rouler dans la fange avec volupté. Baudelaire a de ces pudeurs… Est-ce sa postulation envers Joseph de Maistre?  Car qui a mieux écrit de la cochonne qui vous attire vers le bas que ce pédé de Verlaine ?

Précision à toutes fins utiles. Sa « chère grande âme » d’Arthur, Verlaine l’enculait jusqu’à la garde. Le giton sublime avait 17 ans, son éraste 10 ans de mieux. Ergo, le vocable pédé qualifiant Verlaine n’est nullement une insulte, mais une description. Sur ce point, le néo-carnapien Alum Goodme, dans son classique Against Miller, fait autorité : « Description n’est point insulte. » D’ailleurs, le nom propre Goodme n’est-il pas lui-même une description ?

L’énoncé de Goodme n’a pas été compris. C’est un principe forclusif qui dérive de la maxime de Poquelin-Molière, selon laquelle « tout ce qui n’est point prose est vers, et tout ce qui n’est point vers est prose ». De même, tout ce qui, dans le langage, n’est point syncatégorématique est descriptif, et tout ce qui n’est point descriptif est syncatégorématique. Il s’ensuit – et cette conséquence est non triviale – qu’on ne saurait user du langage pour insulter, décrier, calomnier, offenser, provoquer, etc, tout simplement parce que la structure du langage l’interdit. La théorie est grandiose. Ne venez pas tout gâcher sous prétexte qu’elle est démentie dans les faits.

Reste qu’il y a description et description. C’est ainsi que Jacques Lacan exposa un jour à son séminaire qu’à son avis les seins de femme ne ressemblaient à rien. Il évoqua à ce propos une patiente peu lettrée que l’homophonie conduisait à se croire dotée de seins d’ex-voto. Les malheureux coupés dans leurs élans par la fameuse « scansion », terminaient souvent leur séance avec Gloria. La belle lui confia son désarroi : sa poitrine glorieuse lui permettait de conquérir les hommes, mais se révélait impuissante à les fixer une fois qu’ils avaient fini de faire joujou avec.

On songe à la sentence attribuée à Talleyrand : « On peut tout faire avec des baïonnettes, sauf s’asseoir dessus. » Elle est vraie, sauf qu’il se trouve toujours des corps intermédiaires pour vous glisser un coussin sous les fesses, comme au fakir dans Les cigares du pharaon (mais lui alors fait ouïlle !). Plus topique est la phrase de Maharbal, chef de la cavalerie numide, au soir de la bataille de Cannes : « Hannibal, scis vincere, victoria uti nescis « , tu sais vaincre, Hannibal, mais ta victoire ne te sert à rien. Le Carthaginois offrit en effet une nuit de repos à son armée au lieu de marcher droit sur Rome, comme l’en pressait le Numide. Résultat : comme l’écrit le colonel Richard M. Swain, « la victoire d’Hannibal à Cannes, bien qu’elle fût un chef-d’œuvre de tactique, ne produisit pas de succès stratégique. Hannibal perdit la guerre contre Rome. »

Lacan a dit, dans son séminaire de L’Ethique de la psychanalyse, qu’il avait tenu la main de Marguerite de Navarre. Eh bien, ces jours-ci, je tiens celle de Maharbal. Sa leçon est justement celle qui manque à l’Heptaméron. Si tu t’imagines, fillette, fillette, que ta jolie paire de seins te mènera loin, tu n’as pas tort, mais il te faudra, dès qu’il t’aura prise, marcher sur l’Homme sans coup férir. On sait ça chez moi, où grand-mère, fille, petite-fille, ont, pour ainsi dire, garrotté leur gars au saut du lit.

 

Paul Verlaine, Arthur Rimbaud, Marguerite de Navarre, Maharbal.

L’éplorée aux beaux seins tenait commerce d’art dans le quartier. Lacan lui acheta, pour l’offrir à sa fille qui venait d’être mère pour la première fois, une maternité africaine. La femme est debout. Elle tient le nourrisson allongé sur son avant-bras droit. Ses seins, ni poires ni pommes, sont pointus comme baïonnettes au canon.

Hitchcock est bien plus retors que les maîtres d’Hollywood. Il jouit de monter que l’ange fait la bête, que la maman est une putain. « Quand j’aborde les questions de sexe, expliquait-il à François Truffaut, je n’oublie pas que, là encore, le suspense commande tout. Si le sexe est trop criard et trop évident, il n’y a plus de suspense. Qu’est-ce qui me dicte le choix d’actrices blondes et sophistiquées ? Nous cherchons des femmes du monde, de vraies dames qui deviendront des putains dans la chambre à coucher. » Donc, ni Marilyn, ni Bardot. Les Anglaises plutôt que les Latines. « Une fille anglaise, avec son air d’institutrice, est capable de monter dans un taxi avec vous, et, à votre grande surprise, de vous arracher votre braguette. »

Je me suis lié d’amitié, voici quelques années, avec une femme célèbre pour sa beauté comme par le nombre de ses amants, et qui avait fait une fin. Elle se montrait toujours avec moi toute de retenue et de douceur. Il y a quelques jours, elle me dit au téléphone (c’est une analysante assidue chez un confrère), d’une voix suave : « Ce n’est tout de même pas à vous, Jacques-Alain, que j’apprendrai que toutes les mères ont des bites. » Cette façon de traduire le phallus maternel des psychanalystes ne laissa pas de me troubler.

Réfléchissons…

ou si les femmes dont tu gloses

Figurent un souhait de tes sens fabuleux !