Personne ne baisse les bras. « A. », comme l’Actrice, n’est plus là, mais personne ne baisse les bras. Nous nous affairons tous, matériel, costumes, mise en place des décors dans les lieux qui abriteront le tournage, plans de déplacement des comédiens, préparation des axes de la caméra, maquillage. Le 2 juillet approche à grands pas.
Une seule gêne : je ne parviens pas à informer Benjamin du désistement de dernière minute de sa partenaire. Enfermé dans les studios pour l’enregistrement de son album, totalement consacré à son Vengeance, il ne répond pas au téléphone et je ne voudrais pas que l’aventure se termine par un échange abrupt de textos. Par-dessus tout, je refuse de le prendre en otage en le laissant arriver sur le tournage sans l’avoir informé au préalable, et suis perdue dans cette tension. Aussi, je multiplie les appels, je tente de contacter Johann, je laisse mille messages, j’envoie des SMS suppliants pour que nous puissions nous parler et expliquer de vive voix la situation. Jamais auparavant, je n’avais harcelé quelqu’un comme j’ai harcelé Benjamin et mis à ce point mon orgueil de côté, préférant m’effacer plutôt que d’importuner quiconque par des relances souvent inutiles et irritantes, selon moi. Doutes change tout, y compris cela : j’abandonne tout amour propre.
En parallèle, nous réfléchissons avec Pascal, à la personne qui accepterait en toute dernière minute de sauter le pas et de nous rejoindre pour interpréter Judith. En tous cas, s’il y a de l’inquiétude tout autour, elle ne se dévoile pas et la course contre la montre se poursuit pour moi sur ce même mode d’inconséquence, d’insouciance ou de confiance inébranlable, c’est au choix.
Comme un contrepoint salutaire, une respiration alors que je me sens en apnée, ma rencontre avec Maria de França. Un déjeuner au Montalembert pour faire connaissance et discuter du texte de Doutes, dans lequel elle a pris le temps de se plonger. La Règle du jeu s’intéressera-t-elle à ces pages ? Émotion particulière à l’idée que cette revue, au lancement de laquelle j’ai assisté voici plus de vingt ans et dont j’admire les signatures, puisse seulement considérer mon travail. La littérature et la France nous rassemblent, Maria et moi, ainsi peut-être que cet autre versant : nous sommes chacune originaires d’un pays émergent, le Brésil pour elle, l’Inde pour moi. Un pied tout à la fois ici et là-bas. Bonne propédeutique au fameux mélange des genres, à porter sur nos deux cultures un regard tantôt myope tantôt hypermétrope, qui force finalement l’oeil à trouver la distance intermédiaire. Il y a chez Maria, justement, ce sourire dans les yeux, un mélange contradictoire de retenue et de curiosité non feinte. Les questions se précipitent sur l’écriture de : quand, pourquoi, comment ? Cette entrevue me pousse à une forme de réflexivité, à m’interroger moi aussi sur la succession des évènements, la mécanique de l’écriture, le déclenchement et le déploiement du processus créatif. Comme dans ces lignes, déjà. J’attends la sentence : publication ou pas. Et Maria, le sourire aux lèvres cette fois, m’annonce qu’on retrouvera le texte dans la livraison de La Règle du jeu de septembre, puis dans celle de janvier parce qu’il semble compliqué d’abriter mes 90 pages dans un seul numéro. Décharge d’adrénaline, mon cœur bat. J’évoque en quelques mots et sans grands détails le projet de film, l’hypothèse d’un film plus exactement. Le regard de Maria retrouve sa lumière malicieuse : je pense depuis longtemps à un blog, un blog sur le site de la revue qui suive toutes les étapes d’une création théâtrale par exemple. Alors pourquoi pas le cinéma ? Oui, pourquoi pas ? Pénétrer les coulisses d’une aventure artistique collective, en longer les méandres, rencontrer ses protagonistes, vivre ses hauts et ses bas… Oui, mais « A. » n’est plus là, Judith n’a plus de visage pour moi et je n’entends pas sa voix.
C’est Pascal, incarnation contemporaine du détective Dupin de La lettre volée, qui nous sort de l’ornière : ce qui était là devant nous, nous l’avions ignoré. Personne, au milieu de toute notre agitation, n’avait jusque là songé à interroger Jean-Marc Barr, à lui demander si lui venait la moindre idée. Un nom s’impose à lui, à la minute même où Pascal le sollicite, un nom de cinéma d’ailleurs : Lara. La boucle est presque bouclée, et j’aime ce mouvement, cette façon qu’ont les choses de partir, pour revenir plus tard, cette figure à la fois ouverte et fermée, cycle musical et cycle de la vie dans l’un de mes pays. Ne suis-je pas moi-même en boucle, parfois ?
Lara Guirao, La-ra Gui-ra-o. J’aime le nom, ses sonorités m’emmènent loin. Alors ce samedi, Lara lit et le soir, elle dit oui. Et ce dimanche, nous nous retrouvons chez moi. Je vois Lara, j’entends Lara et je vois Judith, j’entends Judith. « Judith Lazard, Ju-dith La-zard, pas de lézard, pas de hasard », dit le personnage dans son monologue. C’est en substance ce que me dit Lara. Voilà, nous allons tourner.