Nous sommes prêts à plonger, tous. Dans le grand bain directement. Là où aucun de nous n’a pied. La scène 1, la plus ardue, celle où les quatre acteurs sont en présence, celle que j’ai conçue comme une chorégraphie, chaque personnage en mouvement, tentatives de rapprochement et évitements. J’ai écrit : « Littéralement une mise en place des personnages, physique et mentale, entre la cuisine séparée du salon salle-à-manger par une entrée. Dans la pièce à vivre, trois grandes fenêtres, d’une part la longue table de repas, d’autre part, les canapés dont un blanc et immaculé. ». On se frotte, on se frôle, ou l’on évite le contact, on fait un chemin en direction de l’autre ou l’on s’en éloigne. La caméra doit suivre cela, cette grammaire des gestes, des regards, ces hésitations, les pas et les faux pas. Quand le film s’ouvre, le doute est déjà là : qui sont ces individus, de quoi se nourrissent-ils (au figuré comme au propre d’ailleurs), dans quel environnement vivent-ils, comment s’articule leur relation, quelles sont leurs motivations, leur moteur, leurs croyances ? Une scène que je veux trouble, oui. Tout comme ses protagonistes. Le temps de cette histoire, ils se dévoileront chacun à son rythme propre. Une scène que je veux fragile et incertaine comme toute première impression lors d’une rencontre nouvelle. L’apparence de l’autre, son milieu, sa position suspectée, donnent-ils d’emblée une idée juste de la personne ? Notre vision, de prime abord, n’est-elle pas brouillée par le contexte, les circonstances, les présupposés, les interprétations ? Paul, Chris, Albertine et Judith avancent de biais, ou se regardent de biais, et nous, nous les verrons de biais aussi, de la même manière que le premier contact avec un inconnu est biaisé. Pour nous laisser le loisir de les découvrir, d’entrer dans leurs raisons, leur déraison, leurs absences, leurs digressions et divagations.

Ils sont quatre. Le dîner les rassemble visiblement dans un appartement parisien. Et presqu’immédiatement, la conversation prend un tour politique pour ne plus le quitter. Des intellectuels parisiens donc. Nous déboulons chez des intellectuels parisiens, apparemment conformes au cliché le plus répandu. Pratiquement sur le mode du documentaire. Allons-nous nous enfoncer davantage dans ce monde stéréotypé ou découvrirons-nous par la suite une réalité plus contrastée et des intériorités plus complexes ? Le goût de la politique, le sentiment politique me semblent traverser la vie de chaque Français dans une forme de quotidienneté originale et bien hexagonale. A Saint-Germain des Prés comme dans le Gard, du côté du Flore, comme à Florange, on discute, on mange, on respire avec la politique et un cortège de souvenirs et sensations qui affleurent et tissent la trame de tout commentaire de l’actualité. Postulat : quelque chose d’universel à cela.

Les personnages sont donc très situés. Ils n’en seront pas moins flous au début du film. Lazare Pedron, le chef opérateur, a bien repéré chacun des axes selon lesquels il suivra Benjamin, Christophe, Lara et Suliane. Il connaît les lignes de traverse, les diagonales, et Alan, le pointeur, fera varier les degrés de netteté sur les visages.

Dès la première seconde, Paul, Chris, Judith et Albertine nous apparaissent. Transsubstantiation. Oui, le cinéma, la caméra, le talent subtil des acteurs opèrent des miracles. Et notre Lazare ne se pose jamais. Il marche dans les pas des acteurs, garde sa Canon à l’épaule, s’essouffle parfois, plie un genou à terre, mais chaque fois se relève et retrouve son élan. Je ne le lâche pas : « Bouge, Lazare, bouge. Du mouvement, de la fluidité. ». Il se redresse et ne ménage pas l’effort qui lui brise le dos. Le parquet craque sous ses pieds. Olivier Touche, au son, nous demande de reprendre. Une moto passe. Olivier me fait signe qu’il faut refaire la prise.

Les conditions sont inconfortables, la nuit avance. Nous allons désormais suivre Benjamin, après Christophe et Suliane, dans ce premier quart de la scène, découpée pour le confort de chacun. Nous allons arriver à cet instant précis que je me suis représentée tant et tant de fois. Pourquoi celui-là d’ailleurs, qui semble tout à fait anodin ? Paul doit se diriger vers le canapé blanc et s’effondrer de lassitude. Se produit alors ce phénomène étrange. La façon dont Benjamin se laisse choir, le bruit de son corps sur les coussins, la position de son bras quand il retombe, le désordre de ses cheveux, l’inclinaison de son bassin, ses jambes légèrement repliées dans le prolongement, sa moue, oui, même sa moue légère teintée d’amertume, tout, au plus petit détail près, correspond à la vision qui s’était dessinée dans mon esprit plus d’un an auparavant. Une sorte de déjà-vu à l’envers, qui me déroute sur le moment.

Cette première scène infernale, nous en venons à bout à 4h36 du matin. Et trait pour trait, elle ressemble aux images que j’avais hallucinées.