Qui, de nos jours, se souvient de Henri Le Fauconnier ?
Qui connaît ce peintre, né la même année que Picasso, dans le Nord de la France, à quelques kilomètres de la ville natale de Matisse, et qui fréquenta sur un pied d’égalité ces deux monstres sacrés de l’Art moderne ?
L’histoire regorge de peintres oubliés, les musées d’artistes dont personne ne sait plus rien, de ces dizaines, ces centaines, de petits maîtres qui ont sombré dans l’anonymat parce qu’ils étaient de mauvais peintres ou simplement de bons praticiens de leur art mais sans originalité aucune. D’autres encore sont relégués dans les bas-fonds de l’histoire de l’art tout simplement parce d’époque en époque, les modes changent et les goûts varient. Nombre des gloires d’hier ne sont plus que des fantômes aujourd’hui. Quand Monet luttait pour se faire sa place au soleil et avait à peine le sou pour payer son loyer, Bouguereau et Gérôme étaient les stars absolues de la peinture française, peignant avec aisance et brio leurs scènes grandiloquentes et polissées, des Vénus laquées et voluptueuses, des combats de gladiateurs romains dignes de péplums hollywoodiens. Les grands bourgeois se ruinaient pour pouvoir en offrir un à la vue de leurs invités lors des dîners mondains. Suites d’un bal masqué de Gérôme fut l’œuvre la plus reproduite de tout le XIXe siècle. Mais le siècle suivant sonna le glas de cette peinture, autrefois adulée et célébrée. Ce fut un long siècle d’oubli.
Depuis quelques années, l’heure est à la réhabilitation. Gérôme est à nouveau collectionné, les musées en achètent, Orsay a organisé une grande exposition il y a deux ans, réintégrant définitivement cet ennemi des impressionnistes au panthéon des peintres qu’on ne saurait ignorer.
Henri Le Fauconnier n’a pas eu cette chance. Ami de Gleizes, Metzinger, familier de Picasso, Matisse et Kandinsky, il fut de tous les combats des avant-gardes des deux premières décennies du vingtième siècle. Fauve de la première heure, il suivit ensuite Picasso et Braque dans l’aventure cubiste, se rapprocha un temps des expériences des futuristes avant d’emprunter une voie originale du côté de l’expressionnisme, si peu dans l’habitude des peintres français.
Sans être aussi brillant que ses illustres compagnons dont les toiles se vendent aujourd’hui des dizaines de millions de dollars, Henri Le Fauconnier était de son vivant un artiste reconnu par ses pairs, et dont les œuvres se vendaient à leur prix – même si lui, riche héritier d’une famille bourgeoise du Nord n’avait guère besoin de son art pour vivre. Aujourd’hui, tous les grands musées comptent des tableaux de sa main dans leurs collections. Le musée de l’Ermitage, à Saint-Saint-Pétersbourg, possède quatre de ses œuvres, Beaubourg en possède cinq. Il n’en expose aucune. A sa mort, cet honnête peintre sombra dans l’oubli, son souvenir maintenu uniquement chez les spécialistes du cubisme et en Hollande (ses plus beaux tableaux se trouvent là-bas) où il eut une grande influence sur la peinture moderne. Aucun livre, aucune monographie, aucune exposition depuis : le dernier ouvrage entièrement consacré à notre peintre est paru en 1927 ! Il était signé Jules Romains.
Un livre, qui vient de sortir, écrit par un peintre, lui aussi du Nord, Régis Deparis, fait finalement, soixante-sept ans après sa mort, la lumière sur la vie et l’œuvre de cet artiste mal aimé par la postérité. Cet ouvrage d’une centaine de pages n’est pas un catalogue de ses œuvres. Ce n’est pas un pur livre d’histoire de l’art : c’est plutôt une biographie et, davantage, une sorte d’enquête, la première pierre nécessaire pour comprendre et redécouvrir l’œuvre d’un artiste dont on sait peu de choses puisque personne ne s’y est jamais intéressé. La vie de Le Fauconnier demeurait un mystère épais. En reparcourant son itinéraire, en compulsant des archives à Paris, dans le Nord et aux Pays-Bas, Deparis met ainsi en lumière beaucoup de zones d’ombre. Ce livre et ses révélations seront, on l’espère, les heureuses prémices à une exposition ou un catalogue de l’œuvre de ce peintre qui, sans ambition, a pleinement fait partie de ces heures glorieuses de l’Art moderne.
Henri Le Fauconnier naquit à Hesdin, dans le Nord en 1881, fils d’une famille bourgeoise de cette grande région industrielle alors florissante. Il arrive à Paris en 1901 pour étudier le droit, mais, dans cette capitale des arts et des plaisirs qui le fascine, son esprit d’un naturel curieux délaisse rapidement le code civil pour le pinceau. Il étudie un temps dans l’atelier de Jean-Paul Laurens (un autre de ces peintres « pompiers » longtemps mis au ban de l’histoire de l’art) avant de s’inscrire à l’Académie Julian, là même où se formèrent tous les Nabis ainsi que Matisse. Il fréquente les intellectuels, les milieux d’avant-garde, se lie avec Pierre-Jean Jouve notamment. Il expose au salon des Indépendants dès 1904. Plus tard, il voyage et expose en Russie, à Munich, où il se lie avec Kandinsky qui écrira un article sur ses tableaux. Lui-même écrit plusieurs textes importants pour l’histoire du cubisme. En Hollande, un jeune peintre nommé Piet Mondrian l’admire.
Venons-en à sa peinture. Sa première manière est intéressante : elle se situe à mi-chemin entre la leçon de Cézanne, si importante pour les cubistes, et, ce qui est plus original, celle des Nabis et de l’école de Pont-Aven. Comme Gauguin et ses émules vingt ans auparavant, Le Fauconnier, en 1907, se rend en Bretagne, cette péninsule encore sauvage tout au bout de la France, pour peindre les amas granitiques de Ploumanac’h quand tous ses amis fauves n’ont d’yeux au même moment que pour le soleil sans pitié de la Provence. En Bretagne, il peint des paysages aux formes géométrisées et simplifiées, où les masses sont identifiées par de grands aplats de couleurs, délimitées par d’épais cernes noirs à la manière des Nabis, le tout dans des tons atténués, bruns, verts et gris, qui seront sa marque de fabrique, comme un rappel de ses origines septentrionales. C’est bien un Fauve du Nord, les couleurs vives et rugissantes de la Provence ne sont pas son affaire. Il préfère des harmonies de couleurs éteintes alors que les peintres français modernes ont souvent un tropisme méditerranéen. En matière de peinture, nous autres Français, sommes attirés par la lumière, par la couleur, et pratiquons un art de la légèreté et la joie de vivre. Braque, Picasso, Bonnard, et, notamment, les peintres originaires du Nord sans soleil, comme Matisse ou Cross, tous ont posé leur palette et leur chevalet face à la grande mer du sud. Le Fauconnier, lui, a un tropisme nordique. C’est probablement l’une des raisons – nécessaire mais pas suffisante – qui explique son insuccès auprès du public.
En choisissant les rochers cubiques et lisses de Ploumanac’h au lieu des bois sacrés et mystiques de Pont-Aven ou de la Provence lumineuse de Matisse et Signac, le jeune Le Fauconnier innove et annonce implicitement son orientation cubiste à venir. En 1911, il fait partie avec Léger, Delaunay, Metzinger et Gleizes (artistes tous reconnus et abondamment étudiés aujourd’hui) du scandale cubiste qui se dévoile aux yeux du public et de la critique lors du Salon des Indépendants.
Son approche du cubisme est très terrienne, « physique », écrit Apollinaire. Dans cette période de sa carrière, la plus connue, qui se situe au tournant des années 1910, il peint toujours dans ces tons bruns, verts et gris, qu’il ne quittera que rarement et qui rappellent l’approche chromatique d’autres peintres du Nord, comme Marcel Gromaire ou Constant Permeke. Mais Le Fauconnier ne dépassa jamais le stade du cubisme physique et l’analyse schématique des éléments, sauf dans le court moment où il s’intéressa aux nouveautés futuristes. Le Fauconnier, en effet, change souvent de style : il aime à s’essayer à différents genres. Dans les années 1912-1913, il continue ses expérimentations. Ami de Marinetti, l’auteur du Manifeste du futurisme, son approche formelle du cubisme se rapproche bientôt du futurisme. Dans Figures de 1913, une œuvre plus colorée qu’à l’accoutumée, il travaille la fragmentation des formes pour suggérer le mouvement. L’apparition soudaine et heureuse de la couleur, ainsi que ces faisceaux lumineux qui traversent la toile, vont dans le sens d’une peinture plus nerveuse et tumultueuse, qui accroche mieux le regard. Mais encore une fois, cette phase ne durera pas.
Le Fauconnier passe les années de la première guerre mondiale en Hollande. Sous l’influence de ses amis peintres hollandais et d’artistes belges réfugiés aux Pays-Bas pour fuir les destructions de la guerre, il tente un expressionnisme à la facture empâtée et huileuse. Dans le même temps, il transmet la leçon de la modernité aux Hollandais, qui, réunis à Bergen, développeront un expressionnisme original dans les années suivantes. L’expressionnisme de Le Fauconnier, dont le seul équivalent français, d’un point de vue stylistique, est Rouault, s’incarne au mieux dans un grand triptyque intitulé Naissance, Songe et Mort, daté de 1917. Dans un format habituellement réservé à la peinture d’église, sur trois panneaux qui résument le cycle de la vie, s’étalent de grosses figures humaines pataudes et l’air hébété, opprimées par le poids des couleurs sombres, le brun répondant au noir et le noir à un rouge sourd. On peut ne pas aimer, mais la force pessimiste et l’interrogation inquiète sur l’avenir du genre humain qui émanent de cette peinture alors que la guerre fait rage ne peuvent laisser indifférent. C’est une réflexion désabusée sur le destin de l’homme, que la naissance même semble condamner à la mort (elle survient ici sur le dernier panneau qui dépeint un environnement ressemblant à s’y méprendre à celui d’une tranchée).
Après la guerre, Le Fauconnier se défait de toutes ses relations, s’éloigne de Paris et s’attache à une peinture plus réaliste avec, parfois, des réminiscences fauves. Comme pour beaucoup de peintres, le conflit mondial fut un véritable traumatisme pour Le Fauconnier, un traumatisme qui se ressent jusque dans sa manière de peindre, qui changea du tout au tout. C’est ce que l’on appellera dans la peinture d’après-guerre le « retour à l’ordre ». Finis les audaces, la peinture de l’urbain, l’abstraction géométrique née de l’aliénation industrielle, les masses désincarnées, le synthétisme, le modernisme à tout va. La guerre moderne a tué, l’acier mécanique a détruit. Le Nord, la région natale de Le Fauconnier, a été ravagée par les combats. Et puis le temps de la jeunesse a passé. Il faut revenir à une peinture plus apaisée. Ce décrochement, cette difficulté soudaine à s’adapter aux innovations de la peinture d’après-guerre a condamné Le Fauconnier. Il s’éteint une vingtaine d’années plus tard, fin 1945 – on ne sait pas la date exacte, prêt à l’oubli.
Ce peintre travaillait pour lui-même, pour son plaisir, variant sa touche et son style selon les temps, plus attaché à sa région natale qu’au tout Paris artistique. Artiste à la marge d’une région aux marges de la France, sa vraie reconnaissance il la trouva en Hollande où se trouvent ses plus belles œuvres, ainsi qu’aux Etats-Unis, où les amateurs du cubisme collectionnèrent, un temps, ses tableaux au même titre que ceux de Léger, Gleizes et les autres.
Mais le livre de Deparis a un intérêt qui dépasse le cadre strict de son sujet. En suivant, année après année, le parcours du moins célèbre des cubistes, il se demande ce qui fait qu’un artiste doué, reconnu par ses pairs, peut, pour ainsi dire, « rater » sa carrière, jusqu’à pratiquement disparaître des livres d’histoire de l’art.
Question passionnante pour tout historien de l’art. Quel est le grain qui s’immisce dans la machine et fait dérailler de sa trajectoire sûre – et, en toute hypothèse, bien tracée – la carrière d’un artiste ? Que fallut-il pour que, de l’ombre lumineuse de Picasso, Braque et des autres, Le Fauconnier passât à l’ombre tout court ? Est-ce à une injustice que tient le destin de ce peintre, est-ce la faute des critiques, des historiens et des collectionneurs, qui ne surent reconnaître son talent ? Non. Chez Le Fauconnier cette méconnaissance était presque désirée. La vie de Le Fauconnier, telle que nous la rapporte Deparis, fournit en creux la réponse à ces questions, en mettant en avant la formule nécessaire depuis la fin du XIXe – et toujours d’actualité – pour qu’un artiste puisse exister sur la scène artistique, et que Le Fauconnier n’a pas su ou voulu comprendre : la nécessité pour le peintre ou le sculpteur d’être promu par un marchand et soutenu par un critique. Pour être connu et reconnu, il faut, depuis la fin du XIXe siècle, le critique et le marchand. L’artiste seul ne sera jamais qu’un marginal, hors du marché, donc hors de l’histoire. Van Gogh mourut fou de n’être reconnu de quiconque de son vivant, sauf de son frère Théo qui ne put même pas l’imposer dans la galerie Bernheim où il travaillait. Monet, lui, si impertinent qu’il fût dans sa jeunesse, finit par entrer, dans les années 1880, dans le cénacle des artistes reconnus – moment qui coïncide avec la rencontre avec son grand marchand, Durand-Ruel, qui écoulera des stocks entiers de peintures du maître de Giverny outre-Atlantique. Le Fauconnier était un vrai artiste mais n’avait pas besoin que ses toiles se vendent pour vivre. Il n’avait pas besoin de marchand. La célébrité, le succès, semble-t-il, ne l’intéressaient guère. Issu de la bourgeoisie provinciale, préférant sa Flandre natale au Paris artistique, il peignait pour lui, pour ses amis. Il écrivait. C’était un intellectuel, un théoricien de l’art autant qu’un artiste. Il rédigea plusieurs textes importants sur le cubisme. Dans ces conditions, il était presque naturel – le livre de Deparis le démontre – que son destin fût l’oubli et l’indifférence, et qu’il fût condamné à n’être présent qu’en filigrane dans la grande histoire de l’Art moderne, quand bien même son rôle dans l’aventure cubiste, à Paris, à Munich comme à Moscou, fut central.
Henri Le Fauconnier ; pionnier du cubisme de Régis Deparis, Ateliergalerie Editions, décembre 2012, 208 pages, ISBN : 978-2-916601-06-9