Hans Knappertbusch est le dernier chef à avoir dirigé l’ensemble de la Tétralogie pour l’Opéra de Paris. Nous étions en 1957. Moins de vingt ans après la guerre, il s’agissait d’arracher Wagner au tombeau nazi. La production que propose actuellement l’Opéra de Paris, née de la volonté du chef d’orchestre Philippe Jordan et des visions du metteur en scène allemand Günter Krämer, marque en France l’acmé des célébrations du bicentenaire du compositeur, mais achève également un travail de longue haleine entamé en 2010. Mardi 12 février 2013 avait lieu la dernière représentation de L’Or du Rhin à l’opéra Bastille, prologue de ce monumental festival scénique. L’Or du Rhin pose les fondations d’une montagne sonore, relecture flamboyante de la mythologie germano-scandinave où se joue l’improbable rencontre de la tragédie antique et des idéaux romantiques. Quatorze heures plus tard, aux ultimes instants du Crépuscule des Dieux, Wagner précipite l’édifice dans l’abîme.
Le théâtre du pouvoir
Nul doute que Günter Krämer a su saisir les enjeux du propos wagnérien. Sa mise en scène souligne avec force – trop, peut-être – la couleur politique que le compositeur confère au mythe. Du pouvoir il dénonce l’incessante théâtralisation et la propension aux faux-semblants, notamment par des changements de décor à vue et un grand Guignol assumé. Les sinistres tractations auxquelles se livrent les protagonistes de L’Or du Rhin racornissent le temps et l’espace ; la grandeur ne siège plus dans la noblesse du caractère mais dans la belle apparence et ses dérivés. C’est ainsi que Krämer transforme le panthéon wagnérien en stars hollywoodiennes, perchées sur un globe de carton-pâte. Pourtant, rien de nouveau, car la mise en scène de Krämer porte la marque d’une autre vision, celle de Patrice Chéreau pour le Ring du centenaire, en 1974. Le travail de Chéreau marquait alors dans l’histoire de la Tétralogie un jalon essentiel. Il refusait les deux voies existantes : le respect quasi maladif des indications scénographiques, tel que l’exigeait Cosima, veuve de Wagner et vestale sur la grünen Hügel, ou l’épure de Wieland, petit-fils du compositeur, soucieux de débarrasser l’œuvre de son grand-père de tout ce que les nazis avaient pu y fourrer. Chéreau, donc, proposait une troisième voie, celle de la déconstruction du mythe : un idéal chevaleresque ruiné dans un monde post-1789 tombé aux mains d’une bourgeoisie arriviste et peu scrupuleuse. Krämer revendique explicitement cet héritage mais l’actualise encore ; à la splendeur toute viscontienne de Chéreau, par laquelle s’esthétise l’agonie, il supplante le grotesque et la laideur de l’artifice comme ultime symptôme de décadence, et met ainsi à distance l’éclat même de la musique. L’entreprise est périlleuse ; le geste dramatique menace à chaque instant de renier la masse sonore par laquelle, pourtant, il existe.
Autre revendication du metteur en scène : la trajectoire historique de Wagner, c’est-à-dire son instrumentalisation par le Troisième Reich. C’est un lieu commun auquel peu de mises en scène ont échappé ces dernières années et Krämer ne fait pas exception à la règle. D’énormes lettres gothiques, que baladent à plusieurs reprises des figurants, esquissent un même mot : « Germania ». C’est là une référence au sinistre rêve de pierre de l’Allemagne nazie ; Germania-Welthauptstadt, faire de Berlin la capitale du monde. Envisagée comme une œuvre d’art totale, la Tétralogie voulait refonder la cité terrestre en lui présentant un miroir de sa déchéance. Un tel projet ne pouvait que fasciner les nazis, qui y coulèrent largement leurs sanglants délires utopistes, oubliant le cynisme dont Wagner lui-même fait preuve sur l’idéal héroïque et amoureux qu’il prétend défendre. Un temps proche des milieux révolutionnaires des années 1840, le compositeur a aussi connu les désillusions et les réactions autoritaires de son époque, son œuvre les cristallise. Si nous sommes dans l’univers du conte avec L’Or du Rhin – que son statut de « prologue » désolidarise du reste du cycle -, un souffle épique tombe sur les trois autres actions dès La Walkyrie. L’intrigue se complexifie et la structure tragique s’affirme ; l’idéal, peu à peu politisé, y tourne au cauchemar. Il y a bien chez le musicien/dramaturge une indéniable condamnation de ce pour quoi, du fait d’une lecture biaisée, certains le condamnent. Mais si Wagner, un demi-siècle après sa mort, est tombé aussi facilement dans l’escarcelle du nazisme, c’est aussi parce que son antisémitisme et sa vision hégémonique de la culture allemande l’y ont poussé. Julien Gracq, sans doute, a résumé au mieux la trace que l’histoire a laissée sur le compositeur ; « On ne peut aimer aujourd’hui Wagner que malgré. » (Lettrines, 1967). Krämer ne se débarrasse pas de ce malgré, et si sa vision s’y fixe parfois avec une lourde insistance, elle conserve au moins d’impressionnants tableaux qui surprennent par leur audace.
Du côté de l’orchestre, Jordan déstabilise d’abord par une lecture minutieuse et contemplative. Cette attention semble éclater l’unité du prélude, la méditation qui se penche sur chaque cellule se fait au détriment de l’ensemble. La baguette glisse déjà vers les extases du Parsifal et peine à ébranler la formidable coulée musicale d’où le drame doit surgir. L’entrée des chanteurs redynamise le tout, l’orchestre se saisit finalement du souffle lyrique et déchaîne une fougue impétueuse qui triomphe lors de la troisième scène, dans les mines de Nibelheim. Quatre étoiles illuminent la distribution, ce qui reste assez exceptionnel quand on sait aujourd’hui les difficultés des interprètes wagnériens en comparaison de leurs illustres aînés. Sophie Koch offre une Fricka impériale, Kim Begley un Loge machiavélique sous son maquillage de pantin et Peter Sidohm tourne les pulsions inassouvies d’Alberich en accès écumants de mégalomanie. Enfin, le timbre prophétique de Qui Lin Zhang ensorcelle et porte Erda au sommet, dans une scène aussi glaçante qu’elle est brève.
Informations
Das Rheingold
Prologue en quatre scènes au festival scénique L’Anneau du Niebelung (1849-1876)
Musique de Richard Wagner (1813-1883)
Philippe Jordan Direction musicale
Günter Krämer Mise en scène
Jürgen Bäckmann Décors
Falk Bauer Costumes
Diego Leetz Lumières
Otto Pichler Chorégraphie
Thomas Johannes Mayer/ Egils Silins Wotan
Samuel Youn Donner
Bernard Richter Froh
Kim Begley Loge
Peter Sidhom Alberich
Wolfgang Albinger-Sperrhacke Mime
Lars Woldt Fasolt
Günther Groissböck Fafner
Sophie Koch Fricka
Edith Haller Freia
Qiu Lin Zhang Erda
Caroline Stein Woglinde
Louise Callinan Wellgunde
Wiebke Lehmkuhl Flosshilde
Orchestre de l’Opéra national de Paris