Ce soir là, lorsqu’il adresse à l’auditoire du Saint-Germain quelques mots de bienvenue, revient sur les polémiques qui agitent le cinéma français, puis exprime enfin le souhait qu’un jour prochain les délibérations du jury puissent être filmées, Bernard-Henri Lévy ignore encore que dans l’obscurité de la salle son vœu a déjà été exaucé.
Christine Angot, présidente de cette seconde édition du prix s’avance.
Pour l’occasion une jupe rouge habille la longue silhouette que l’on retrouve régulièrement sur les bandeaux, en tête de rayonnage dans les librairies. Les quelques feuillets que tient Christine Angot vont lui tenir lieu d’anti-discours.
Que se passe-t-il lorsque onze écrivains qui hantent Saint-Germain-des-Près se réunissent à une même table ? Et davantage encore lorsqu’on leur jette quatorze films en pâture dont seul deux pourront être récompensés ? Pareilles réunions sont généralement frappées, d’un accord tacite, par le sceau du secret. Il suffit de voir ce piaillement journalistique, à l’affût du moindre bruit, lorsqu’un jury se réunit pour sa dernière délibération. Mais voilà, le souci avec les écrivains, ce défaut qui leur coûte tant et dont ils ont si bien conscience, c’est qu’ils écrivent, encore et toujours. La présidente du jury ne déroge pas à la règle. Point de sourire astiqué ou de flatterie chez la maîtresse de cérémonie. Qu’importe la jupe rouge.
Christine Angot entame la lecture d’un texte sur lequel, on le devine par l’adhésion particulière du regard à la page, elle a peut-être sacrifié quelques amitiés. Du bras gauche elle rythme sa phrase ; la main se lève puis retombe violemment, comme autant de coups. Une lecture ! Eh quoi ? Où sont les acteurs, les images ? Le cinéma lu par un jury d’écrivains. C’est un programme que Christine Angot va appliquer à la lettre en relayant cette grande conversation qui suit la diffusion d’une œuvre. Elle se souvient sans doute de la formule que Stendhal emprunte à Saint-Réal, pour qui le romancier promène un miroir « le long du chemin. » Présidente volontairement effacée, elle se refuse, paraît-il, à trancher pendant les débats, elle est là, elle retient. Et décrit enfin, le moment venu, le déroulé des réunions. Elle ouvre grand les rideaux soigneusement clos du Flore et fait la lumière sur les arcanes de ces séances. Le Prix se dévoile. On apprend le nom des bons et des mauvais élèves, des plaisantins, des retardataires, des empêcheurs de tourner en rond, etc. Et il y a quelque chose de réjouissant – l’auditoire amusé ne s’y est pas trompé – à voir ainsi vaciller la figure tutélaire de l’écrivain qui pose son nom en couverture d’une Collection Blanche. Ce n’est pas ce qui s’est passé sur scène que l’on retient dans la bataille d’Hernani, mais davantage le pétillant vermillon du gilet de Théophile Gautier et le trognon de chou qui, traversant la salle, s’écrase sur le crâne d’un Balzac. Fichtre, voilà de la littérature de haut vol !
Christine Angot semble nous avoir tout dit, mais on peut préférer croire qu’elle aura grossi les faits pour mieux nous divertir. Elle sait qu’elle ne joue pas à la maîtresse de cérémonie. Elle a certainement accepté cette expérience de présidente comme une matrice fictionnelle.
La lecture a été suivie par la projection d’un entretien avec Olivier Assayas, réalisateur d’Après Mai présenté hors compétition. Après Mai est le prétexte d’une réflexion plus large sur la dimension utopique de l’art. La vidéo, au montage fragmenté, se construit comme un texte ; le décrochement dans la phrase, les répétitions et les réponses raccommodées trahissent la volonté de fixer une formule ou une idée plutôt que de laisser s’étendre les hésitations d’une pensée en action. Le ton change brutalement mais la finalité est toujours la même : et si c’était encore un objet littéraire que nous présente la présidente ? Plusieurs spectateurs ne comprennent pas, s’agitent. Lorsque les lumières se rallument, Angot est déjà sur scène, prête à défendre sa vision : « Quelqu’un veut réagir ? ». Un silence tombe.
On pourra aimer ou critiquer l’écriture de Christine Angot, sa vision de la littérature, sa présidence diront certains, mais on ne pourra pas lui reprocher d’avoir fait autre chose que ce pourquoi le Prix Saint-Germain existe : lire le cinéma. C’est d’abord comme principe narratif que le jury a choisi d’envisager le septième art. Tout au long de la soirée ses membres ont illustré cette démarche en commentant des extraits des films qu’ils souhaitaient plébisciter. Ainsi, Régis Jauffret a pu lire, dans À perdre la raison, une transposition contemporaine du mythe de Médée et de la dépression, l’individu ne retrouvant sa liberté qu’au prix d’un acte profondément inhumain. Marc Weitzmann salue de son côté l’étrange huis-clos de Sport de Fille et sa B.O inattendue. La mise à mort d’une enfance dans Bullhead, commenté par Bruno de Stabenrath, aura visiblement touché le public. Catherine Millet, en critique d’art, tenait à Holy Motors, seul film de la sélection à poser des problèmes de forme et à tenter de les résoudre. Pour preuve de l’éclectisme du Prix, Jean-Paul Enthoven et Fernando Arrabal voulaient ouvrir la sélection à Skyfall et The dark Knight rises. Mais est-ce rester fairplay que d’opposer deux machines hollywoodiennes à un cinéma plus indépendant ? Le jury aura estimé que non.
Le récit ubuesque d’un séjour en Corée du Nord par Yann Moix, en contrepoint de Royal Affair, apologie des Lumières et finalement lauréat du prix du film étranger, clôture la présentation avec les rires du public. Apparaît alors sur l’écran du Saint-Germain, via Skype, le visage de Nikolaj Arcel qui nous parle du soleil de Californie où il défend son film pour les oscars. Le réalisateur de Royal Affair adresse en anglais ses remerciements au public parisien et confie une passion du cinéma français. Il espère qu’Amour d’Haneke gagnera. Rappelons pourtant que malgré son casting, le film, du fait de la nationalité du réalisateur, concoure pour l’Autriche.
Venue chercher sa récompense pour Sport de Filles, meilleur film français, Patricia Mazuy résume enfin : « un film imparfait couronné par un prix imparfait. » Le Prix Saint-Germain n’a sûrement pas prétention à consacrer un absolu, il salue la singularité d’un regard, une démarche inattendue qui n’a jamais peur de s’abîmer dans les prises de risque.
Mais si l’on ne devait retenir qu’une seule image de cette édition, ce serait le visage de Fernando Arrabal. En héros ibérique sur qui plane l’ombre de Jarry, la langue pleine de mystère et de suspensions, il s’est lancé dans une apologie des catacombes et de la lumière, promenant toute la soirée sa triple paire de lunette comme un hommage à la scène d’ouverture d’Un Chien Andalou, d’une insoutenable beauté, où l’œil tranché par la lame d’un rasoir invite le regard à se porter au-delà.
Photos Yann Revol :