On se souvient de la polémique suscitée par l’édification de la pyramide de Pei. Une cime – un « crime » diront certains – de verre et d’acier, voulue par la démesure mitterrandienne comme point d’orgue de son « Grand Louvre ». Tout était à craindre d’un projet aussi audacieux. Résolument moderne par ses matériaux, immémoriale par sa forme, l’éclatante pyramide devait nécessairement redéfinir notre perception d’un espace classique et hautement historique. D’un espace familier donc. Pourtant, si les détracteurs du projet avaient pu à l’époque imaginer son devenir, bien des réticences se seraient tues. On ose le croire. Car vingt-trois ans plus tard, la pyramide du Louvre n’est plus seulement l’imposant portique qui ferait presque oublier la présence de l’Arc du carrousel, boudeur, quelques mètres plus loin, elle est aussi le prolongement naturel de l’un des plus grands palais du monde, pleinement intégrée au parcours muséographique, à la fois point de départ et point d’arrivée.
Nous ne parlerons pas ici de Suppo, la flèche néo-gothique de Wim Delvoye, qui dresse depuis quelques mois ses torsades dentelées sous la verrière. Mardi 18 décembre, c’est un autre type de création qu’accueillait la pyramide, devenue boîte à musique le temps d’une soirée.
Pour la quatrième fois en cinq ans, l’Orchestre de Paris devait investir l’immense hall pour un concert gratuit dirigé par le non moins immense Pierre Boulez. Le rendez-vous était pris de longue date. Les fidèles se souvenaient de L’Oiseau de Feu de Stravinsky en 2008 et 2009, du Concerto pour Orchestre de Bartok et de La Nuit transfigurée de Schoenberg en 2011. Au programme cette année : Ravel, un compositeur qu’apprécie particulièrement le chef. Mais voilà, les dieux sont cruels et, comme si la rencontre avec un grand artiste n’était pas chose assez rare, un problème ophtalmologique — qu’on espère sans gravité — a contraint le musicien quelques jours avant la date à déposer sa baguette, qu’il n’utilise jamais du reste. Karajan dirigeait les yeux fermés, souvent après avoir ostensiblement refermé sa partition. Karajan avait, certes, le sens de la mise en scène, mais la sincérité artistique de Boulez lui a permis de nous offrir une discographie dont la qualité, sans doute, surpasse en bien des points celle du maître berlinois.
L’aventure aurait pu s’arrêter ici. Il eut été facile d’annuler un concert gratuit, de plus prévu un mardi, jour de fermeture des musées en France. Mais la démarche artistique, qui prévoit de se donner toute entière, généreusement, n’abdique pas aussi facilement. Mikko Franck, chef du festival Kangasniemi et de l’Orchestre philharmonique d’Helsinski, accourt aussitôt de la capitale finlandaise pour remplacer le maître, et prendre la direction d’un orchestre avec lequel il n’a jamais travaillé. Le rendez-vous aura bien lieu. Ce sera une première rencontre.
À vingt heures précises, alors que la foule de quelques deux mille personnes, assise à même le sol, piaille, espère, étire des membres déjà endoloris par l’attente, les lumières de la pyramide s’éteignent. Brusquement tombe la nuit. Le maestro entre.
Le public français, à tort, méconnaît encore Mikko Franck. On s’imaginerait cet homme venu du grand nord, qui régulièrement plonge dans la « pure eau froide » d’un Sibelius auquel il a consacré ses premiers enregistrements, sec, austère, marmoréen. Mais immédiatement son sourire malicieux, sa bonhomie abolissent le préjugé. Son geste, précis et ample à la fois, englobe l’auditoire ; il bondit de son siège, écarte autant qu’il peut les bras, voudrait faire volte-face, ne plus diriger l’orchestre mais étreindre un public dont il sent dans son dos l’oreille attentive. Par une œillade il ne peut s’empêcher d’annoncer les puissances que, d’un geste de la main, il s’apprête à apaiser ou déchaîner. Il s’amuse de son pouvoir. Mikko Franck est un homme de scène, lui aussi, mais c’est d’abord la musique qu’il met en scène. Il sait que le concert, comme le répétait Célibidache, est une épiphanie. Il ne produit pas un enregistrement studio, cherchant vainement à plastifier un absolu. Il s’agit ici de ressourcer la musique à l’instant, de lui rendre le scintillement de l’éphémère, car la musique est d’abord art du temps. Mais à l’heure du consumérisme, de l’Ipad et de l’Ipod, où d’une simple pression du doigt nous invoquons, selon notre désir, une symphonie de Beethoven ou un concerto de Mozart, disposant insatiablement des parties d’un tout, qui s’en souvient encore ?
Heureusement nous voici, l’espace d’une soirée, en compagnie de Mikko Franck et de l’Orchestre de Paris, à bord d’Une barque sur l’Océan, doucement balancée par les flots, puis plongeant vers les abîmes avant de remonter brusquement jusqu’aux crêtes écumeuses. Vient ensuite l’Alborada del gracioso, évocation bouffonne de l’Espagne où dansent des visages goyesques au rythme scintillant d’une habanera. Le programme s’achève sur Daphnis et Chloé, le ballet en trois tableaux que Diaghilev avait commandé à Ravel en 1909. Trois ans plus tard le compositeur livre l’une de ses partitions les plus brillantes.
Arrêtons-nous un bref instant sur la brochure fournie le mardi 18 décembre : « Diaghilev et son chorégraphe Michel Fokine imposèrent au compositeur un argument tiré d’un roman grec de Longus, Les Amours de Daphnis et Chloé, qui, pour avoir été écrit au IIe siècle après J-C, n’agence que des péripéties dénuées d’intérêt. » Nous ne savons pas vraiment si c’est à l’Antiquité tardive ou à Longus que s’attaque l’auteur – sans doute traumatisé par un exercice de version grecque -, mais ces lignes ont certainement fait trembler les hellénistes et autres amoureux de la littérature présents ce soir-là. Rappelons, au passage, que Daphnis et Chloé est l’un des textes majeurs du genre pastoral, que sa lecture a inspiré le plus long roman de la langue française, L’Astrée d’Honoré d’Urfé, enfin qu’on en retrouve la marque chez Zola, Proust, Colette, Mishima… en passant par La Princesse de Clèves, elle aussi décriée en d’autres temps, on s’en souvient. Revenons à la musique…
Les ondulations tournoyantes par lesquelles s’ouvre le « Lever du jour », dans le dernier tableau du ballet, déroulent un réseau d’irisations dont s’empare progressivement toute la masse orchestrale. L’œuvre est à son acmé. À ce stade l’ouïe seule ne semble plus suffire, on voudrait toucher, voir s’envoler dans les airs cette musique qui appelle la danse. Un soleil se lève sous la pyramide, que salue un chœur d’oiseaux. Ô miracle, si les dalles du grand hall, sous nos fessiers meurtris, ne valent pas le velours du palais Garnier, c’est pourtant le Ciel de Chagall qui se redessine au-dessus de nos têtes ; par un jeu de miroitement, les plaques de verre de la pyramide impriment à la nuit parisienne le reflet difracté de la salle, de ses colonnes, de ses escaliers, du public, enfin de l’orchestre sur son tapis rouge. L’espace tout entier, dédoublé, se recompose sur la voûte céleste. Depuis la cour Napoléon, on distingue les silhouettes de quelques curieux, penchés sur l’abysse, attrapant les notes égarées. Mikko Franck libère alors l’ivresse dionysiaque de la dernière danse. Quand la musique cesse, l’oreille, attentive, cueille cet instant, infime, où son et silence se fondent avant que n’éclate le tonnerre des applaudissements. La rumeur prétend que Pierre Boulez était présent ce soir-là, comme pour tendre le flambeau à son jeune collègue.
Les arrière-trains délicats auront pu, dès le lendemain, prendre place dans les fauteuils de la salle Pleyel pour un programme identique. La pyramide et le ciel en moins. Si cette rencontre avec Mikko Franck porte la promesse d’une belle relation amoureuse avec le public parisien, on espère tout de même, dans un an, retrouver au pupitre Pierre Boulez à qui nous souhaitons, selon la formule consacrée, et aussi pour notre plaisir : « Bonne année et bonne santé » !