Sur le papier, l’idée de l’exposition « Naples à Paris », au Louvre, des chefs-d’œuvre du Musée Capodimonte de Naples, fermé pour restauration, était inédite, brillante même.

Mêler côte-à-côte, comme pour fêter des retrouvailles entre des œuvres séparées depuis des siècles, les plus belles peintures italiennes de Capodimonte aux peintures italiennes du Louvre, le tout dans la galerie sans fin du bord de l’eau, était une grande Première.

Un Caravage de Naples allait retrouver trois des siens sur les cimaises du Louvre, deux Guido Reni feraient face à la série des Hercules, en France depuis Louis XIV, des cousinages nouveaux apparaîtraient, des trous dans les collections françaises seraient momentanément comblés.

Sauf que l’idée ne marche pas, in situ. La dilution chronologique sur trois cents ans des œuvres invitées, leur station solitaire ça et là, le saupoudrage des chefs-d’œuvre italiens tout au long de cette interminable galerie selon un cousinage souvent rien moins qu’évident, casse le message qu’est une collection rassemblée en un Tout, amenuise le plaisir de voir ce qu’on n’avait encore jamais vu d’aussi fort et uni. Là, c’est comme si on rééditait un livre à cent voix où chacune ignore la voix précédente et la voix suivante. Évidemment, l’effet de groupe n’existe pas, l’historicité sur trois siècles pas davantage. Chaque tableau venu de Naples est une monade plus ou moins orpheline voisinant avec des œuvres de même époque, elles aussi italiennes et depuis des lustres au Louvre, sans que ce lointain cousinage napolitain les ait en rien régénérées.

Ah, que n’a-t-on refait un musée éphémère Capodimonte au Louvre (ou ailleurs) ? Regroupé dans un même espace cette Crucifixion de Massacio, cette Transfiguration de Bellini, La Flagellation du Caravage, Judith et Holopherned’Artemisia Gentileschi, Atalante et Hippomène de Guido Reni, Antea du Parmesan, La Vierge au baldaquin de Giordano, la Danaë du Titien, tant d’autres ! C’eut été une surenchère de Beau, un énorme bouquet d’art.

Comment expliquer ce choix, si contraire, de la dissémination ? L’idée, intellectuellement séduisante, d’un mariage à l’italienne entre artistes italiens et artistes émigrés jadis en France ? Plus prosaïquement, l’absence au Louvre d’une salle assez grande et prestigieuse pour accueillir d’un bloc ce royal envoi ? L’exposition Naples à Paris se tient en trois endroits, distants d’un bon kilomètre pour les deux salles annexes de l’Horloge et de la Chapelle, l’une au-dessus de l’autre.

Mais ne boudons pas complètement notre plaisir. Outre les chefs-d’œuvre signalés plus haut, outre les deux sublimes cartons préparatoires du Moïse devant le buisson ardent, de Raphaël, et Un groupe de soldats, de Michel-Ange, salle de la Chapelle, sont venues de Capodimonte deux toiles parmi les plus célèbres de Titien, exposées salle de l’Horloge et non dans la Grande Galerie. Elles portent sur le même sujet : le pape Paul III.

Commençons par son portait de 1543. Paul III se tient dans la Salle des Actes du château de Busseto, en Emilie-Romagne, non loin de Bologne où il est venu à la rencontre de Charles-Quint.

Assis sur un fauteuil en velours de Sienne de couleur pourpre, le vénérable Pontife pose tête nue, sans le camauro papal, l’absence de couvre-chef signifiant que le successeur de Saint-Pierre au Saint-Siège s’égale par là au commun des fidèles, tous tête nue en audience devant lui. Sa main droite caresse une bourse, pour rappeler les sequins distribués au peuple de Rome lors de l’intronisation papale, accompagnée des paroles rituelles : « L’or et l’argent sont vôtres. »

On distingue chaque poil de sa barbe, des sourcils, chaque cheveu est finement brossé, certains même en noir pour souligner la vitalité retrouvée du Pape au sortir de maladie. L’iris de l’œil est délicatement injectée de sang. La main droite semble s’être glissée à l’instant sur la bourse brodée d’or. On peut voir au-dessus de l’épaule pontificale, soulignés par d’infimes touches de rose et de blanc alternées, les plis de la couture de la mazzetta papale ; on en devine l’intérieur en fourrure. Le blanc de céruse des rehauts du vêtement transparait en rose sous un vernis rouge finement laqué qui, à l’inverse, assombrit la pourpre des creux de l’étoffe. Tout au long du bas de l’imposante capeline, de courtes touches de vernis verticales suggèrent l’épaisseur du somptueux velours. Et la moelleuse légèreté de la tunique de soie qui enveloppe le vieux Pape est rendue par l’application, ici, d’un blanc crémeux à l’huile de noix, là, d’un blanc presque beurré à l’huile de lin. Tout est parfait.

Fin 1545. Appartements privés du Pape au Vatican. Titien peint Paul III et ses deux petits-fils, le cardinal Alexandre Farnèse et son frère Ottavio. Ceint d’une capeline amarante et la tête, cette fois, recouverte du camauro papal jusqu’à mi-oreilles, l’auguste vieillard, assis au bord d’une table portant une simple horloge, lève un œil d’animal cerné vers son petit-fils Ottavio en tenue princière, tête nue, qui s’incline à son oreille, avant-bras replié sous la poitrine et genoux à demi pliés, en signe de feinte révérence. Derrière eux, le bras droit levé, l’index pointé, le cardinal Farnèse, qui commanda la Danaé à Titien, pose fièrement de trois quarts.

A l’opposé du portrait de Busseto, tout en détails subtils et au fini parfait, Titien, à Rome, a opté pour un style rapide, décousu, des coloris pâteux et un non-finito général. La barbe pontificale, jadis brossée poil par poil, n’est plus qu’une masse grise indistincte. Là où se voyaient jusqu’aux reflets de la lumière sur les ongles, les doigts, ici, sont rendus par deux touches de brun encadrant des passages de jaune. Le reste est à l’avenant.

Que s’est-il passé ? Comme je l’ai raconté jadis dans Le séjour des dieux, un roman historique sur la Venise du Titien à son époque, celui-ci, révéré tel un demi-dieu dans la cité des Doges, rêvait d’une consécration à Rome. Ambitionnant de se voir confier, à l’égal de Michel-Ange et Raphaël, un sanctuaire au Vatican à décorer à fresques, il s’était surpassé à Busseto. Appelé à Rome par le Pape deux ans plus tard, il se voit, à son grand dépit, dès son arrivée, cantonné de nouveau à la fonction de portraitiste des Farnèse. L’hostilité à l’encontre du Vénitien de la part des artistes romains en place, au premier rang desquels Michel-Ange, allait l’emporter auprès du Pape.

Il faut dire que son ami et propagandiste l’Arétin, pornographe génial et maître-chanteur impénitent auprès des puissants, exilé de Rome à Venise depuis des lustres pour ses mille excès de plume et de mœurs, fit lui-même en sorte que Titien, son ami et protecteur, échoue à obtenir du Pape une commande prestigieuse, et rentre à Venise.

Nul à Rome comme à Venise n’ignore les liens qui unissent l’Arétin et Titien. Tandis que Titien se résout à courtiser Michel-Ange, tout-puissant à Rome, afin qu’il plaide auprès du Pape pour la dévolution à son alter ego vénitien d’une chapelle à décorer de fresques, l’Arétin, sans avertir Titien, adresse une missive assassine à Michel-Ange dans laquelle il dénonce l’obscénité des nus du Jugement dernier à la chapelle Sixtine. Il est d’autant plus emporté que Michel-Ange, qui méprise ce flatteur toujours intéressé, n’a pas daigné répondre à une lettre laudative quelque temps plus tôt, où l’Arétin, éternel quémandeur, sollicitait quelques-uns de ses dessins préparatoires. « Pourquoi, avait-il fait valoir, ne pas rémunérer l’immense dévotion avec laquelle je m’incline devant vos dons célestes, de quelques dessins auxquels vous tenez le moins ? »

Devant le silence hautain de Michel-Ange, l’Arétin se déchaîne, lui écrit, avant de la publier, la lettre suivante : « Au grand Michel-Ange. A voir votre Jugement, j’ai cru retrouver la grâce de Raphaël. Mais en tant que chrétien, j’ai honte de la licence que vous avez prise pour traduire les aspirations de la foi. Est-il possible que vous ayez commis ce péché dans le plus grand sanctuaire de Dieu, au-dessus du premier autel de Jésus, dans la plus grande chapelle du monde ? L’indécence avec laquelle vous figurez les martyrs et les vierges, et le geste de saisir un damné par les membres génitaux feraient baisser les yeux dans un bordel. Retrouvez votre gloire perdue en traitant en flamme les parties honteuses des damnés, en rayon de soleil celles des bienheureux. Imitez les Florentins qui dissimulent sous des feuilles d’or la pudeur de leur beau Colosse. » Venant de ce pornographe affiché et parfait mécréant qui disait de Dieu à qui voulait l’entendre, qu’il ne le connaissait pas, ces propos inquisitoires de pure forme relancent la campagne des bien-pensants au Vatican contre Le Jugement dernier.

La riposte ne tarde guère. Michel-Ange, qui peint à fresque la chute de Saint-Paul sur le chemin de Damas à la chapelle Pauline, au cœur du Vatican, médit de Titien auprès du Pape. Vasari rapporte ses propos : « C’est fort dommage qu’à Venise on ne commence pas par apprendre à bien dessiner et que les peintres n’y aient pas une meilleure méthode. Qui n’a pas étudié les sujets antiques ne peut embellir les formes tirées de la nature. »

Titien ne se verra pas attribuer de chapelle, qu’il eût couverte de fresques sublimes comme il en rêvait depuis des années. Par-delà les manigances de l’Arétin, s’est jouée dans cette joute entre les deux géants de la Renaissance italienne, la querelle entre les tenants du primat de la couleur et de la sensualité cher aux Vénitiens, et les tenants du primat du dessin et des formes et l’exaltation de la grandeur antique.

Rome versus Venise, Michel-Ange versus Titien : l’éternelle opposition entre Platon et Aristote aura connu à Rome son plus grand rebondissement.