Peut-on faire un rapprochement entre Francis Ponge et Martin Heidegger ?
Cela me semble évident. On sait que Heidegger se jugeait aussi peu philosophe que Ponge se jugeait poète. Ils se rejoignent dans cet espace spécial, dans cette zone sans nom qui n’appartient ni à la philosophie ni à la poésie. Leur obsession est de saisir l’être des choses. De reprendre tout à zéro, voir ce qui a été occulté. La difficulté provient de ce que leur vocabulaire diffère radicalement. Les ponts entre les deux pensées doivent être dressés en faisant très attention aux mots. Ce que l’on peut dire, c’est qu’ils sont, comme je l’ai dit, et comme je tente de le montrer dans mon séminaire mensuel consacré à Ponge, du côté de la recherche ontologique, et non pas simplement ontique. Ils sont d’accord, tous les deux, pour dire que la question de l’être est tombée dans l’oubli. Et que cet oubli lui-même est tombé dans l’oubli. Ils ont en commun, également, cette idée que l’être d’une chose – mais il s’agit de définir ce qu’est une chose pour Ponge et ce qu’est une chose pour Heidegger – n’est pas la généralisation du concept de chose « particulière ». L’être ne s’obtient pas par induction, même s’il est forcément transcendantal, comme le montre la phénoménologie. Généraliser la notion de chose particulière, d’étant, cela ne nous renseigne en rien sur le genre auquel l’être appartient.
La chose chez Ponge, est-ce la même chose que l’étant chez Heidegger ?
En première approximation, oui. Dans un premier instant, oui. Pour Ponge, l’objet est la chose telle qu’elle est appréhendée par la science. L’objet est une chose morte. L’objet relève de l’ontique. Les mathématiques s’adressent à l’objet. Heidegger dirait : à l’étant. L’être n’est, à ce stade, aucunement interrogé. Il y a ensuite un stade supérieur chez Ponge sur l’échelle ontique, à l’objet : c’est la chose telle qu’elle se montre, et telle que les mots s’en emparent. Ce que Heidegger nomme « le séjour spécifique auprès de l’étant intérieur au monde ». Ponge, par exemple, va nommer « objet figue » une figue étudiée par un biologiste. Nous sommes, en traduction heideggérienne, au royaume de l’étant. Ponge, ensuite, va nommer « chose figue » une figue rendue par un texte de quelques lignes sur la figue. En traduction heideggérienne, nous sommes encore au niveau ontique de l’étant. On a franchi une étape dans l’ontique, mais en termes ontologiques, aucun progrès n’a été effectué.
S’agit-il alors de monter encore d’un cran ?
Non. L’étape d’après, « l’être de la chose figue » ne s’obtient pas en montant d’un cran. Exactement comme le génie ne saurait être une étape située au-dessus du talent. Ce sont deux registres différents quant à leur genre. Le génie, si vous voulez, n’est pas de même nature que le talent. Il n’est pas le degré supérieur, le stade ultime, le point d’arrivée du talent. Il n’est pas le talent porté à incandescence, à son summum. Le génie, simplement, n’est pas de même « nature » que le talent. C’est un peu le même principe avec l’être et l’étant, avec la chose et l’être de la chose. La chose est le supérieur hiérarchique de l’objet sur l’échelle ontique, mais l’être de la chose n’est en rien situé sur le même plan que la chose. Il s’agit là, dit Heidegger (voir Sein und Zeit) de « sauter dans une autre sphère ».
Alors, comment Ponge parvient-il à accéder à l’être de la chose ?
Quand il tâtonne. Quand il nous livre non pas le résultat de ses investigations sur la figue, en un texte de quelques lignes, mais quand il publie l’intégralité de ses brouillons, de ses recherches, de ses chemins, de ses ratures, de ses hésitations censés mener à un texte définitif (qui ne peut l’être) sur la figue. Quand il nous livre un seul texte sur la figue, il ne fait, selon les mots de Heidegger lui-même, que « mettre en réserve du perçu sous la forme d’un énoncé sur… » Cette mise en réserve, lorsque le lecteur n’y a pas accès, aboutit à une description ontique. Lorsqu’en revanche il est invité à se promener dans cette réserve, réserve bourrée de contradictions, d’insatisfactions, mais aussi de fulgurances, alors quelque chose se dévoile : et c’est l’être de la figue. C’est l’être de la chose. La chose, pour Ponge, est donc ce qui, sous réserve qu’on ne la fige pas dans un seul texte-résultat, est susceptible de nous livrer une partie de son mystère, de son être. Il y a donc, sur l’échelle ontique, l’objet (proie des scientifiques) puis la chose (proie du « poète ») et, si l’on quitte le mode du texte-résultat pour bifurquer vers une conception différente de la littérature (où le brouillon devient en quelque sorte plus important que le résultat obtenu), l’être de la chose. En terminologie heideggérienne, on a l’étant, la chose et l’être. En termes pongien (même si Ponge n’utilise explicitement l’expression « être de la chose »), on a l’objet, la chose et l’être de la chose. Chez Ponge, pour résumer, le texte intitulé La figue est un texte appartenant au registre ontique, tandis que le recueil Comment une figue de paroles et pourquoi, où Ponge nous invite à voir toutes les versions, toutes les fausses pistes, tous les progrès, toutes les progressions, toutes les régressions, est un recueil appartenant au registre ontologique.
Ce qui est étonnant, c’est que Heidegger est davantage associé à René Char qu’à Francis Ponge…
Oui. Heidegger a « raté » Ponge. C’est très dommage. Mais en même temps, on peut comprendre pourquoi Char l’a passionné : Char est un poète de l’occultation. Il s’agit de désocculter sa poésie – une poésie « en retrait » – pour la mener vers la clarté. Tandis que chez Ponge, tout est toujours déjà limpide. Chez Char, le travail de mise en lumière est à faire. Chez Ponge, c’est ce travail lui-même qui est décrit. Chez Char, le dévoilement n’aura peut-être pas lieu. Chez Ponge, l’obsession est de rendre compte des outils qu’a le « poète » à sa disposition pour que le dévoilement ait lieu. Au fond, Char dit la toile, et Ponge les tubes de gouache et les pinceaux. Même s’ils nous font accroire que seul le motif compte.
Pas du tout la même éthique, cf le poste de radio de ponge, un poème engagé non ?