Il y a un peu plus de douze ans, Jean-Marie Colombani et Edwy Plenel me commandèrent, pour Le Monde, en partenariat avec des quotidiens étrangers syndiqués par le New York Times, une série de reportages sur les guerres oubliées du début du XXIe siècle.
Des cinq histoires que je rapportai et qui parurent du 30 mai au 4 juin 2001, de ces cinq guerres ignorées, occultées par les « grands » conflits sur lesquels se focalisaient, et se focalisent encore, les principaux médias du monde, de ces cinq guerres sans archives, presque sans trace et d’autant plus meurtrières qu’elles se déroulaient à huis clos et dans l’indifférence, bref, de ces guerres « intouchables », doublement « damnées », où, à l’horreur des massacres, s’ajoutait le crève-cœur de ces millions de morts incomptés, innommés, sans visage et, le plus souvent, sans tombe, il en est trois qui, une décennie plus tard, ont fini par s’éteindre faute de combattants : ce sont les guerres d’Angola, du Burundi, du Sri Lanka. La quatrième, en Colombie, semble en voie de règlement – il faudrait dire, là aussi, d’épuisement. Mais il reste la cinquième qui était la plus meurtrière et qui m’avait, alors, le plus bouleversé : cette guerre totale, cette quasi-guerre d’extermination, menée par les islamistes de Khartoum contre les populations noires, au sud, des monts Nuba – et où, apparemment, rien n’a changé…
C’est Yasir Arman, secrétaire général du Mouvement de libération du peuple soudanais, qui, retrouvé à Paris, me donne des nouvelles.
Il a une cinquantaine d’années. De la prestance. Une belle tête d’intellectuel qui me rappelle John Garang, le chef guérillero avec qui nous avions, Gilles Hertzog et moi, à Boma, passé un après-midi à parler de Sun Zi, de Clausewitz, de « La guerre du Péloponnèse » – et de son rêve d’un Soudan laïque, démocratique et uni.
Oui, commence-t-il, Abdel Aziz Adam al-Halu, qui nous avait accueillis, est vivant – c’est toujours lui le chef militaire des monts Nuba.
Non, le petit commandant de Kauda qui avait reconnu son propre père, et qui en avait pleuré, dans un des Nuba de légende immortalisés dans le livre de Leni Riefenstahl que nous avions apporté avec nous, n’est, lui, en revanche, plus de ce monde – il est mort, l’an dernier, dans le bombardement de son village.
Le rythme des bombardements ? Leur violence ? Tout dépend. Rien pendant des semaines, quand le blocus et la famine suffisent à faire descendre les hommes dans les plaines où ils seront regroupés, comme il y a douze ans, dans des centres de tri pour les marchands d’esclaves de Khartoum. Tantôt, au contraire, des semaines entières où les avions viennent tous les jours, vingt bombes par jour, volant très bas, ils savent qu’on n’a, en face, que de pauvres canons de récupération.
La situation humanitaire ? Tragique. Toujours aussi tragique. Certes, la fin de la guerre dans le Sud et la naissance, l’année dernière, de l’Etat souverain du Sud-Soudan ont un peu désenclavé les monts. Mais les ONG sont toujours interdites d’accès. Les convois humanitaires sont, comme les autres, la cible de bombardements. Les enfants sont dénutris. Les combattants, exsangues. On se nourrit de sauterelles, d’écorces et de racines bouillies. Il y avait un million de Nuba du temps de Riefenstahl. Trois cent mille, en 2001, au moment de notre passage. Ils ne seraient plus que deux cent mille, décimés par des maladies oubliées non moins que par la guerre.
Le moral des combattants, alors ? Ce qu’ils espèrent encore ? Toujours la même chose. Qu’avec Jacky Mamou, infatigable militant de la cause darfourie et, au-delà, soudanaise, nous rappelions à l’opinion mondiale le scandale de ce massacre à l’étouffée. Qu’avec Hertzog et Bernard Schalscha, présents, comme Mamou, à l’entretien, nous trouvions, en liaison avec le lobby des Amis américains du peuple nuba, un accès à Barack Obama. Que le docteur Jacques Berès, qui est là, lui aussi, tout juste rentré de Syrie, accepte de venir opérer dans ces collines magnifiques et souffrantes où vivent toujours, confirme Yasir Arman, ces cinquante langues différentes qui font de la région un cas unique, presque saint, de glossolalie moderne. Que le monde, en un mot, soit invité à se mettre en règle avec les principes qu’il proclame : à quoi bon avoir inculpé al-Bachir de crimes contre l’humanité si c’est pour le laisser perpétuer ses crimes en toute impunité ?
Yasir Arman ajoute que, depuis notre séjour, les provinces du Darfour et du Nil-Bleu sont le théâtre de violences à peine moins spectaculaires.
Il explique que c’est le Soudan tout entier qui, avec ce budget fou dont les trois quarts sont affectés à la guerre contre les civils, est un « Etat failli ».
Il rappelle que cet Etat failli entretient des liens avec les groupes terroristes de la région – Mali, Tanzanie, Kenya, al-Shabab en Somalie, Boko Haram au Nigeria…
Et il conclut que, tant pour les Nuba que pour l’ensemble de la région et pour le monde, il est plus capital que jamais de prendre la mesure de cette guerre des deux islams qui est la contradiction majeure de notre époque et qui, ici aussi, fait rage.
L’islam islamiste de Khartoum, d’un côté ; son rigorisme ; son racisme ; sa volonté d’éradiquer les minorités animistes et chrétiennes qui composent la mosaïque de cette petite Afrique qu’est, au fond, le vrai Soudan.
Et puis, de l’autre côté, cet islam de douceur et de paix, laïque et démocratique, ouvert et tolérant, cet islam rare et presque exemplaire qui est majoritaire dans l’ensemble du pays et qu’incarne, face à nous, ce matin, le docteur Arman.
Urgence Soudan
La souffrance du Darfour n’a pas de fin.
Quelle tristesse…