Le Louvre s’étend encore.
L’ancien palais royal, pourtant le plus vaste d’Europe, ne suffisait plus à contenir le musée. Déjà dans un passé récent, celui-ci s’était étendu hors de la structure historique du palais. Ce fut le grand projet mitterrandien des années 1990 qui porta au doublement de la surface d’exposition et à l’aménagement souterrain de l’immense cour Napoléon pour faciliter l’accès aux diverses ailes (avec restaurants, centre commercial, parkings assortis), le tout émergeant au cœur de la cour Napoléon sous la forme de la pyramide de Peï. L’aile Richelieu entière, jusqu’alors occupée par le ministère des Finances, fut récupérée au profit de la sculpture française, des antiquités orientales et des objets d’art.
Mais les arts de l’Islam se retrouvèrent infortunés, confinés dans un lugubre entresol bas de plafond, sous les cours de l’aile Richelieu, qui ne permettait d’exposer qu’un nombre limité d’œuvres, alors que le Louvre possède l’une des premières collections mondiales d’art islamique.
Après des années de travaux, vient donc de s’ouvrir dans l’aile Denon qui longe la Seine le tant attendu département des Arts de l’Islam, huitième et dernier département du musée, qui signe la fin du redéploiement des collections du Louvre. Et c’est désormais dans la cour Visconti que les arts islamiques font admirer leurs splendeurs, dans un espace construit spécifiquement pour les abriter.
On ne peut véritablement se faire une idée de l’aspect global de cette structure de verre et de métal résolument contemporaine pensée par les architectes Ricciotti et Bellini que depuis les fenêtres aux étages de la cour. En lieu et place du pavement, un immense voile ondulé de verre enserré dans des résilles métalliques triangulaires d’un doré un peu terne s’étend désormais sur toute la surface de la cour, au quart environ de la hauteur des bâtiments de style Renaissance datant du Second Empire.
Pour la première fois dans l’histoire bicentenaire du musée, un département entier du Louvre dispose d’une structure spécialement élaborée pour lui, quand les sept autres occupent des salles conçues au fil des siècles et, la plupart, vouées à l’origine à d’autres fins que muséales. Une structure entièrement nouvelle donc, entièrement moderne, qui fait penser, lorsque l’on on est à l’intérieur, c’est-à-dire dessous, à un grand chapiteau translucide en forme de voile ondoyant sous le souffle d’une brise imaginaire.
De l’architecture contemporaine en plein milieu du Louvre, qui plus est dans l’aile la plus ancienne du palais ! Les défenseurs du patrimoine auraient pu crier d’effroi, protester. Il n’en est rien. Il y eut bien quelques inquiétudes de départ, mais dès qu’il apparut clairement qu’aucune architecture ancienne ne serait altérée, elles se turent. Puisqu’aucune partie du bâtiment ancien n’a été compromise, il s’est avéré difficile de se plaindre. Le monument historique n’a pas été modifié…
Il est certes heureux — et l’on avait quelques appréhensions à ce sujet — que le bâtiment nouveau ne touche pas l’ancien, que les parois de verre restent sagement à quelques mètres des anciennes façades chargées d’histoire de la cour de l’aile Denon, adossées à la Grande Galerie de Henri IV. Mais quand bien même le Louvre n’offre plus d’espaces existants pour s’agrandir, qu’il fallait donc bâtir du nouveau, on ne peut s’empêcher de nourrir un regret. Plus jamais on ne pourra admirer cette cour Visconti dans son état originel, voir les façades qui l’enclosaient, ni cet espace vierge de toute construction. Cet espace admirable, les architectes Visconti et Lefuel l’avaient conçu, il y a plus d’un siècle et demi, justement pour être une cour, et non le réceptacle d’un bâtiment qui viendrait un jour s’y greffer. C’est donc une architecture parfaitement intruse qui voit le jour aujourd’hui. Ne toucherait-elle aucune des structures préexistantes, elle est bien plus invasive que la pyramide de Pei, puisqu’elle occupe en totalité l’espace d’une cour qu’elle étouffe sous elle, qu’elle annule et annihile. Pourtant le scandale n’a pas eu lieu, alors que la pyramide de verre de Pei qui, elle aussi, ne se substituait, ne succédait à rien de préexistant, avait, on s’en souvient, provoqué une très vive réaction dans une partie de l’opinion publique. Il est vrai que la pyramide s’exhibait, si l’on peut dire, à la vue de la Ville et du monde entier, quand la nouvelle intruse, elle, est enserrée et cachée dans une cour invisible de l’extérieur.
L’unité architecturale de la cour Visconti est donc totalement bousculée. Le propre d’une cour est de ménager à l’intérieur d’un bâtiment un espace de lumière et de déambulation ouvert mais protégé. A ce titre, les cours couvertes de l’aile Richelieu, de l’autre côté du Louvre, où sont exposés les taureaux ailés de Khorsabad et les sculptures françaises, avec leur simple verrière, ont bien moins altéré la fonction originelle de l’espace. Dans la cour Visconti, rien n’a été détruit, les façades sont là, l’histoire a été respectée. Mais l’esprit des lieux s’est perdu.
Outre que ce nouvel espace, totalement contemporain, dans la cour Visconti est un monument qui n’en est pas un. On ne peut le voir que de l’intérieur ou depuis les fenêtres des étages de l’ex-cour. Ce n’est, en vérité, qu’un toit, alors qu’il ambitionnait, en adoptant cette forme audacieuse, d’être bien plus que cela. Il n’est pas assez haut pour être monumental. C’est une excroissance bizarre. Ni moche, ni beau. Banal, malgré la forme hardie, tellement on est habitué à cet anticonformisme consacré de l’architecture contemporaine. On voit là les hésitations, les appréhensions des concepteurs du projet. Pour que ce « bâtiment » (par antiphrase, car c’est, en soi, un non-bâtiment) ait eu véritablement du cachet, il aurait fallu quelque chose de plus grand, de plus haut, une salle immense. A se tenir sous ce velum de verre, on a l’impression paradoxale d’un espace en réduction, on ne sent pas aspiré vers le haut, alors que c’était manifestement l’effet recherché. On se sent quelque peu contenu, opprimé à la vue, à travers les murs de verres, des façades de pierre qui enserrent la structure nouvelle. Il n’y a pas de point de fuite, et pour cause, sur les côtés. Et pas d’avantage en verticale, car la « toiture » de verre résillée est à la fois trop basse et pas assez transparente pour permettre l’évasion du regard vers le haut. Mais l’on ne pouvait pas, Louvre oblige, envahir totalement cette cour historique. On ne pouvait étouffer les façades, les cacher complètement. Il a donc fallu se limiter, au détriment d’une vraie monumentalité qui se serait emparée jusqu’aux derniers étages de la cour toute entière. C’est donc un moindre mal.
Ce presque-bâtiment est révélateur du dilemme que posait cette intrusion contemporaine dans la chair du Louvre. On sent bien que c’est un projet qui entendait laisser sa marque, par le contraste résolu avec les constructions d’époque qui l’entourent, tout en pierre et en angle droit. Mais comme si l’ombre solennelle du passé rappelait en permanence ses concepteurs à l’ordre et au respect des lieux, comme si le poids de l’histoire surgissait des murs épais, on n’a pas osé aller au bout de ce qu’un tel projet supposait de radicalité, de rupture. On est donc là face à une demi-mesure, à une sorte de compromis. Pourquoi alors, dira-t-on, ne pas avoir construit uniquement en sous-sol, pourquoi ne pas avoir agrandi celui qui double ce fameux rez-de-cour (et où se trouve, d’ailleurs, la grande majorité des œuvres exposées), voire même superposé plusieurs niveaux souterrains, en les éclairant par un puits de lumière zénithale, tel un bassin au centre de la cour Visconti, sur le principe du Guggenheim à New York ?
C’est là que se devine la raison principale de ce rez-de-cour contemporain en excroissance dans une cour ancienne qu’il subvertit, sans nulle nécessité véritablement muséale ni même spatiale. On ne pouvait confiner les arts de l’Islam à un ou plusieurs souterrains, comme auparavant dans l’entresol étriqué de l’aile Richelieu. Dans le contexte géopolitique actuel, il fallait absolument qu’ils émergent à la surface, se déploient en pleine lumière, qu’ils aient leur place en majesté au sein du musée, à l’égal des autres départements du Louvre. Et pour cela, il fallait que le projet soit audacieux, il fallait quelque chose de remarquable, pas des sous-sols aussi lumineux soient-ils, pas davantage, et à l’inverse, une verrière supérieure comme dans les trois cours de l’aile Richelieu. En ces temps troublés où les différentes aires culturelles mondiales ne s’aiment pas, il fallait montrer que l’on considère les arts de l’Islam à l’égal des autres civilisations, et même peut-être un peu plus. Et, comme, faute de place, il n’était guère possible de les intégrer au sein-même du palais, il convenait, pour ne pas que cela soit perçu comme une seconde marginalisation, d’inventer un écrin doté d’une aura particulière, qui se remarque absolument. Une simple toiture de verre n’aurait pas fait l’affaire. L’architecture est donc venue ici redoubler le message que l’on entendait donner, comme si les œuvres ne suffisaient pas par elles-mêmes, aussi belles et fines soient-elles, à le délivrer. Le message d’une civilisation lumineuse, protectrice des arts, loin de l’obscurantisme que l’on prête ici ou là à l’islam comme religion, le message d’une civilisation en avance, en son temps, sur bien des points par rapport à l’Occident aux mêmes heures. D’où ce voile lumineux de la verrière de la cour Visconti, qui s’ajoute à une structure déjà indépendante, parfaitement singulière, quasi-autonome. Ce velum de verre reste cependant assez abstrait dans ses ondulations d’acier (une vertu assez courante dans l’art contemporain…), pour que le message de l’Islam – civilisation des Lumières ne soit pas trop explicite, trop transparent, pour qu’il se fasse symbole et non réhabilitation, par trop affichée, du « reste ». On s’est gardé de faire trop « oriental », la forme de la structure tout en ondulations est là, mais, tout en l’évoquant, loin, bien loin de verser dans l’arabesque.
A la manière du voile de verre de la toiture, où les plaques d’acier qui l’enserrent agissent comme un filtre, un tamis, afin de ne pas laisser passer toute la lumière naturelle, on aura eu ici le souci de ne pas traduire une revendication trop claire, qui, à force de transparence, de luminosité à tout prix, se serait retournée contre elle-même.
Il s’agit donc du seul département du Louvre qui jouisse d’un espace entièrement pensé dans la perspective souveraine d’abriter des collections d’œuvres d’art, quand les autres départements ont trouvé place solennelle (mais, en soi, a-fonctionnelle) dans les salles de l’ancien palais royal. Ici, avec ces espaces nouveaux, les muséographes n’ont été soumis à aucune des contraintes qui existent ailleurs dans le musée-histoire. Ils ont été libres de créer des salles de la taille qu’ils voulaient, de disposer les œuvres absolument comme ils l’entendaient. Pas de murs, ici, plaqués de marbres, pas de plafonds peints à fresque, pas de moulures anciennes, etc…
Et le choix a été fait de ne pas diviser ni segmenter le grand espace souterrain en plusieurs salles. Tout est d’un seul tenant dans chacun des deux « espaces » : le rez-de-cour, sous le voile de Bellini, et cet immense sous-sol, pudiquement dénommé « parterre », avec une salle accolée à l’un de ses côtés.
C’est là le principal reproche que l’on peut formuler à l’égard du nouveau département : l’organisation du parcours expositif ne vient pas faciliter la tâche du visiteur peu familier des arts de l’Islam. Dans ces deux vastes espaces que sont le rez-de-cour et le sous-sol, sans parois intérieures qui matérialiseraient le passage d’une époque ou d’une civilisation islamique à l’autre, on se sent assez perdu. Par où commencer, où aller ? Les vitrines sont placées de biais, à droite, à gauche, sans ordre apparent. Il y a évidemment une logique dans tout cela, on n’a pas placé les objets au hasard, mais à la vue de cette immense salle baignée dans la pénombre, on ne peut se défaire de l’impression d’un vaste bric-à-brac, par ailleurs assez séduisant pour l’œil (plus que pour l’esprit). Pour qui ne connaît rien ou pas grand chose aux arts islamiques, pour qui vient pour apprendre et non uniquement contempler, le parcours est ardu. C’est d’autant plus paradoxal – et dommage – que ce bâtiment ex nihilo permettait, pour la première fois au Louvre, d’organiser exactement comme on le souhaitait l’espace d’exposition. Cette solution volontairement moderniste, bien dans l’air du temps, rappelle trait pour trait le parti pris expositif adopté au musée du quai Branly il y a quelques années. Tout offrir au regard, et d’un seul coup. S’éloigner du sentier battu de la progression linéaire, qu’il faudrait on ne sait pour quelle raison, peut-être parce qu’elle existe depuis le XIXe siècle et n’est donc plus perçue comme moderne, absolument abandonner.
Cette excroissance nouvelle au sein du Louvre conduit à une autre considération. Le Louvre, qui d’entre nous ne le sait ?, n’est pas un monument comme les autres, aussi majestueux soient-ils. Il est plus que Chambord, plus que Fontainebleau, plus même que Versailles. Il recouvre une dimension symbolique qui lui est propre, qui outrepasse le prestige habituel des lieux de pouvoir. Le Louvre est l’incarnation par excellence, par-delà les régimes, de la continuité historique de la France. Construire au Louvre, c’est-à-dire construire le Louvre, a de tout temps constitué une entreprise idéologique. Cette imbrication de pavillons, d’ailes, de cours d’époques différentes qu’est le Louvre est chargée d’une portée symbolique dont ont été conscients tous ses bâtisseurs successifs depuis que François Ier décida de reconstruire le palais médiéval de Charles V. A mesure que les souverains, empereurs puis présidents apportaient une adjonction, une modification au palais existant, agrandir le Louvre, le plus grand palais de France, est devenu un geste politique. Les campagnes de construction et d’embellissement du palais ont toujours répondu à la volonté affichée de légitimer le pouvoir de leur commanditaire en s’inscrivant dans une continuité historique : les fameux mille ans qui ont fait la France.
Le Louvre, cet éternel chantier des maîtres de notre pays, symbole du pouvoir royal puis, à la Révolution, à travers la création du musée qui signifiait l’accès à la connaissance pour tous les citoyens, de l’idéal républicain, est cette incarnation architecturée de l’histoire de France. Une histoire qui est, plus que pour tout autre pays européen, celle de la voie de l’unité nationale sous la férule d’un Etat centralisateur, qui a élu Paris pour bureau central. Et ce bureau central, ce centre depuis lequel rayonne la nation, pourrait-on dire, le Louvre a fini par l’incarner. Chacun des maîtres de l’Etat y a laissé sa trace. Tous les régimes qui se sont succédés à la tête du pays ont récupéré à leur profit la charge symbolique du bâtiment : les Valois comme les Bourbons, la Révolution qui en fit un musée, Napoléon qui lança le chantier de l’aile nord, Charles X qui ouvrit les salles égyptiennes, Napoléon III, la République avec, on le sait peu, de Gaulle qui fit creuser les fossés devant la colonnade de Perrault, et, surtout, Mitterrand, qui connaissait l’histoire et admirait les grands hommes, et ordonna son grand dessein à lui, qu’il nomma grand projet.
La République s’était déjà réappropriée le monument royal en y installant un musée ouvert à tous, mais elle n’avait pas encore apposé sa marque architecturale dans le bâtiment : ce fut chose faite avec la pyramide. Le Louvre, ce serpent de pierre, est comme le corps de l’État. Il représente la permanence de l’État en France par-delà les régimes politiques. Encore aujourd’hui, bien qu’elle ne soit plus depuis longtemps que musée, cette bâtisse immense, plus grande qu’aucun autre monument français, représente dans l’imaginaire, bien plus que l’Élysée ou le palais Bourbon – serait-ce à tort par rapport à l’histoire réelle et à sa place dans cette histoire – cet État qui a fait d’un pays infiniment divers une nation. C’est le symbole en majesté de l’endurance de l’histoire de France. Et la pyramide de Pei, trônant au centre de ce monument composite, semblait être le sceau final, la marque de l’achèvement à jamais de ce projet pluricentenaire et métapolitique qu’était le Louvre, par la République, ce régime idéalement éternel qu’avait fini par adopter le pays, pour les siècles des siècles.
Qu’à cela ne tienne, aujourd’hui l’opération se répète. Mais la signification symbolique de la nouvelle construction est totalement différente.
Le Louvre conquis par la République, ouvert sur la modernité, ouvert sur toutes les cultures, c’était la pyramide. Ici, c’est d’une réflexion « à usage interne » dont témoigne ce bâtiment nouveau. Il s’agit de nous montrer, à nous-mêmes Occidentaux, le monde de l’Islam à rebours de ce que nombre de ces mêmes Occidentaux tiennent encore pour une civilisation en retard dès l’origine par rapport à l’Occident, et renfermée sur elle-même.
La symbolique de l’espace consacré aux arts de l’Islam correspond à cette vue pédagogique de rectification par l’art d’une vision dépréciative d’une des grandes civilisations universelles. Rétablir de l’universalité là où elle était déniée. Pour cela, il fallait que l’architecture reprenne le message que l’on veut délivrer. Et c’est là la rhétorique du voile de lumière.
Mais, plus encore, par-delà le symbole politico-culturel, cette affaire de la cour Visconti illustre l’un des questionnements cruciaux qui se font jour autour des monuments historiques. C’est là un débat sempiternel, sans fin. Un bâtiment, tout historique soit-il, est-il voué à rester toujours le même, à demeurer figé dans le temps ?
Il y a cent cinquante ans, Lefuel, l’architecte qui reconstruisit le Louvre quasiment de fond en comble, s’est-il soucié de l’œuvre de ses prédécesseurs ? Haussmann a-t-il sourcillé une seule seconde lorsqu’il a jeté à bas la moitié d’un Paris millénaire ? Non, bien sûr, et jusqu’à des époques encore plus proches de nous, jusqu’à la moitié du XXe siècle, on ne se préoccupait guère de la préservation du passé, sauf en ses manifestations monumentales. Depuis quelques dizaines d’années, la conscience patrimoniale a considérablement évolué. Les consciences ont changé, des historiens, des spécialistes, des gardiens du patrimoine bâti qui est notre histoire, mais aussi du grand public. On se doit aujourd’hui de protéger les œuvres de Palladio, Eiffel et même Haussmann bien plus que ces mêmes Palladio, Eiffel et Haussmann ne se souciaient des réalisations de leurs prédécesseurs.
Pourquoi compromettre dans leur unité les témoignages artistiques qui subsistent du passé, un patrimoine qui, en France, fut tellement saccagé au cours des siècles par le vandalisme révolutionnaire, les « restaurations » (entendez reconstructions) de Viollet-le-Duc et consorts, les destructions des Haussmann de tous poils et les guerres, qu’ils ne nous ont laissé pour héritage qu’un pale reflet de la richesse infinie qui était celle de notre pays et qui aurait pu (et due) être conservée. L’on peut regretter à cet égard, même s’il n’y a pas eu destruction de la cour Visconti, que l’on n’aille pas au bout de cette logique de la protection du passé, récent comme ancien, et des vestiges de l’esthétique ancienne, en comprenant qu’il ne suffit pas de conserver le bâti mais également son environnement immédiat. Notre-Dame de Paris serait-elle encore Notre-Dame si l’on décidait un jour de lui accoler, mettons, une nouvelle chapelle de verre et de béton afin d’accueillir davantage de fidèles ? Cela ne viendrait, bien entendu, à l’idée de personne. Pourtant au Louvre, prenant l’avantage d’une cour presque oubliée car jamais ouverte au public, donc invisible, c’est ce que l’on a fait, dans des proportions certes moins graves que s’il s’agissait de Notre-Dame, mais tout de même. Et ce n’est pas le seul exemple d’adjonctions en ce moment-même, à Paris, à des édifices historiques comptant parmi les plus insignes de notre patrimoine. Le génial Institut de France du grand Louis Le Vau, qui déploie ses deux bras arrondis le long de la Seine, d’une rare et admirable unité architecturale, va recevoir, là aussi, bien cachée derrière les façades, et là aussi sans altérer matériellement les constructions du XVIIe siècle, une nouvelle salle de conférences ultra-moderne. De même, à l’hôtel de la Monnaie, un peu plus en amont de la Seine, ce chef-d’œuvre néoclassique du XVIIIe siècle. N’y aura-t-il donc, à terme, plus aucun monument public préservé entièrement dans son « jus » d’origine, dans son environnement incontaminé, c’est-à-dire dans son aspect originel ? Ils sont déjà si peu à avoir traversé le bruit et la fureur de notre tumultueuse Histoire sans heurts majeurs. Et ces actions, ces constructions nouvelles dont on nous dit qu’elles sont nécessaires car on manque de place dans ces bâtisses d’un autre âge, disons-nous le bien, ne sont pas réversibles. Il n’existe qu’un nombre limité de bâtiments anciens d’une telle beauté, d’un tel prix. Des bâtiments nouveaux, par définition, l’on pourra toujours en construire. Ceux du passé, par définition, non. On peut bien reconstruire un édifice d’après des plans de 1685 mais il ne sera pas pour autant de 1685. Ces bâtiments anciens qui égrènent notre territoire, ces sentinelles sont les témoins vivants d’époques, de pensées, de modes de vies, de conceptions esthétiques différentes, tombées en désuétude mais encore parlantes, touchantes par-delà les siècles. Elles maintiennent intactes leur charme, leur puissance d’évocation.
Voilà le dilemme : la préservation de ces lieux publics entre en contradiction avec la fonction à laquelle ils sont dévolus. Le Louvre, pour continuer sa mission de passeur de culture, a besoin de place, plus que n’en offre le palais. L’Académie française a besoin d’une salle de conférences digne de son aura. Sauf qu’aujourd’hui, les besoins modernes excèdent ces bâtiments construits pour répondre aux exigences d’époques anciennes, moins friandes d’espace, à la dimension bien moins universaliste que nos institutions publiques modernes.
Que faire alors ? Quelle voie choisir ? Faudrait-il déménager le Louvre et l’Académie dans des bâtiments modernes conçus spécialement pour eux, où ils seraient en mesure de se développer et de s’étendre comme bon leur semble, de faire usage à leur guise de l’espace ainsi dévolu ? Non. Ce serait leur perte que de déserter ces bâtiments légués par l’histoire, car qu’y mettre à la place ? Et même pour le défenseur du patrimoine cela serait une défaite : d’être musée depuis plus de deux cents ans est partie intégrante de l’histoire du Louvre. Le Louvre sans le musée ne serait plus le Louvre.
C’est une question délicate, où l’on ne peut se contenter d’avis tranchés.
Faut-il préserver coûte que coûte, au risque d’agrandir au forceps les espaces existants en « repoussant les murs », ou continuer, comme avant, à « aller de l’avant », se soucier d’abord du présent plutôt que du passé ? Être de notre temps, ne pas se figer dans une contemplation improductive du passé : il faut bien continuer à vivre, entend-t-on du côté de la doxa. Mais n’est-ce pas vivre, n’est-ce pas justement être de son temps, un temps plus civilisé, plus respectueux que ceux qui nous ont précédés, que de ne pas commettre les mêmes erreurs ? Préserver, restaurer, conserver n’est-ce pas là le plus grand, le plus noble, le plus probant signe de modernité, comprise au sens de progrès ? C’est, dans les termes, un paradoxe, mais dans les faits une réalité magnifique, que d’affirmer que conserver c’est progresser. Etre conservateur c’est, eu égard au patrimoine et à la mémoire, être progressiste. Connais le passé, tu te connaîtras toi-même. Du point de vue de la délectation, du plaisir esthétique, puisque c’est d’art qu’il s’agit, puisque le Louvre, l’Institut, la Monnaie sont des œuvres d’art, on pourrait ajouter : aime le passé, et tu jouiras du temps présent.
Ces monuments, ces productions matérielles marquées du génie des beaux-arts et traversant physiquement les âges, sont toujours là, ancrés dans notre présent. Ils sont du présent autant qu’ils sont du passé.
Il ne fallait pas faire le département des Arts de l’Islam dans la cour Visconti.
Il fallait, oui, le faire au Louvre. Il fallait creuser. Tant pis pour l’image. Tant mieux pour le Louvre.