C’est Madame de Staël qui parle : « Tout le monde, à Paris, a sur les lèvres le nom du grand absent, et son ombre énorme plane sur toute la politique ». C’est Henri Guaino – ou Murat ? – on ne sait pas, qui a la parole : « J’attends le retour de notre chef, il est là, il reviendra ».
Qu’est ce que le bonapartisme ? Un mode de représentation original, franco-français : l’égalité absolue, source de tout pouvoir entre Dunkerque et Perpignan, mais avec le bénéfice de la grandeur. Comme d’autres prennent fromage et dessert, Grand Journal et C à Vous, la France quand elle peut, choisit l’exigence égalitaire et l’orgueil aristocratique, l’exemplaire démocratie scandinave et la flamboyante dérive de la monarchie latine. Elle choisit l’équivalence absolue, et Austerlitz ; le tutoiement des semblables et Moscou en flammes ; elle choisit le suffrage universel et Napoléon III, elle choisit Sarkozy, qui manie moins bien le subjonctif que mon petit-neveu, et la glorification internationale, si flatteuse, de The Economist à Barack Obama. En un mot : la France est bonapartiste, ou sarkozyste. La France s’ennuie en démocratie normale, mais s’indigne devant la moindre inégalité, et le plus petit privilège. Il lui faut un sauveur, un p’tit gars qui la représente sans se la raconter, et la fasse aller vers les cimes glorieuses de son destin. Un Homme qui réconcilie la passion de l’égalité et la nostalgie de Versailles. En un mot : la France veut un Homme qui fasse « asseoir avec lui tous les Français sur son trône ». Je ne sais plus si c’est de Nicolas Demorand ou de Chateaubriand, je les confonds toujours, mais j’approuve sans changer une virgule.
Le sarkozysme, en dehors de tout autre jugement, est, ontologiquement, un bonapartisme. Pourquoi l’avons-nous élu, Sarkozy ? Parce qu’avec lui, la France allait défendre le Monde Libre, et reprendre sa place de jambe gauche de l’Occident libéral et prospère. On ne se moquerait plus de nous et de notre provincialisme chiraquien, dans Courrier International. On nous aimerait, à Washington. On serait heureux d’être admirés partout, à Berlin comme à Tripoli. Cameron nous regarderait avec respect, et Poutine ne moufterait plus. Le Grenelle allait sauver la planète. Notre système social forcerait la considération. Le bonapartisme avait pris Lodi, Marengo et les Pyramides, Sarkozy irait chercher la croissance avec les dents, et nous ferait accéder aux Grands du Monde, non plus par le nombre de ses soldats, mais par nos points de PIB. Hu Jintao serait son Alexandre. Avec ses maréchaux, la France serait plus grande et plus belle. La finance et le peuple, la gauche et la droite, Kouchner et Hortefeux, les villes et les campagnes, les juilletistes et les aoûtiens, les Jacobins et les Royalistes, Bruckner et Johnny, tout le monde communierait dans la gloire, et la Légion d’Honneur.
Hélas, Napoléon eut son Invasion d’Espagne, Trafalgar, le coup du sort ; Sarkozy eut la crise, épée du Destin. Napoléon finit vassalisé par toutes les cours d’Europe et le seul moteur de sa légitimité, la capacité à faire admirer la France, s’effondra. Sarkozy finit comme groom et porte-bagages d’Angela Merkel, dépouillé de sa liberté par un traité budgétaire et une dette faramineuse, et il perdit.
Alors ? Disparu à jamais ? Quoi ! Le génie d’Austerlitz, l’aigle du Caire, le sphinx de Iéna et l’Alexandre de Borodino renonçant pour toujours et à la France et aux Français ? Quoi ? Le Napoléon de la maternelle de Neuilly, l’Homme de toutes les victoires, le Sauveur de la Géorgie et l’Alcibiade de Benghazi, seul, oublié du monde insoucieux, et dont l’humeur farouche ne chante qu’aux rayons du soleil qui se couche, cet homme-là, vaincu à jamais et perdu pour la Gloire ? C’est trop bête, vraiment. Tant de courage ! De para-normalité ! Dix minutes en moins, et Grouchy aurait sauvé Waterloo ; six mois de plus et Sarkozy aurait vaincu la crise. Ce n’est pas moi, mais Christian Estrosi – ou Benjamin Constant – qui le dit.
Alors, Il est là. Il se cache, sur son île. Le bonapartisme a des traits invariables : le syncrétisme transcourant, la gloriole internationale, le culte des cours et des apparats, la tentation dynastique (le Prince de Rome fait désormais ses études de droit), le pragmatisme intégral, l’habileté charmeuse, la cohorte des grognards à l’esprit court et au sabre clair. Et parmi tous ces invariants – puisque le Grand Homme est infaillible, seul le Destin est un pernicieux coupable – le culte du Retour n’en est pas le moins exaspérant.
Peut-être un jour, alors que l’aurore étendra ses pâles fils sur les premiers embruns, s’embarqueront, un à un, dans des petites barques dont la proue sera tournée vers Antibes et les Alpes, tous les maréchaux, tous ces hussards bleus, les rescapés de la Bérézina de Villepinte, les martyrs encore éclopés des faubourgs du Trocadéro, et alors, dans l’odeur des pins et de la poudre, le Grand Chef viendra les saluer, eux, que vingt siècles d’Histoire contemplèrent un jour du haut des Pyramides de la Réforme de l’Université, oui, Il viendra, empoignant le menton de ses fidèles, Guaino, Karoutchi, Fillon, le traître pardonné comme Murat jadis, Ney, je veux dire : Copé, tous ses grognards enfin, les maréchaux sacrifiés, Woerth, MAM, et les autres, il viendra en s’avançant de sa petite taille, sa main dans la poche intérieure de son frac pour protéger la Rolex des vents mauvais de l’Ile d’Elbe, il viendra comme il s’avançait jadis sur le pont d’Arcole face aux mamelouks et aux Prussiens, face à Kotouzov comme face à Ségolène, face aux éditorialistes et face aux socialistes, l’Ogre viendra, montrant au monde qu’après tant de siècles César, Alexandre et Charles Pasqua ont un successeur, oui, il viendra, Il reviendra.
À propos de Napoléon Ier et Napoléon III, Marx écrivait : « L’Histoire se produit toujours deux fois : la première comme tragédie, la seconde comme farce ». Et pourquoi pas une occurrence supplémentaire ? « L’Histoire se produit toujours trois fois, la première comme tragédie, la seconde comme farce, et la troisième, comme un sketch des Guignols » ?
L’amour du prochain n’est pas un thème réservé à la droite. Alors qu’une bande violeuse pingle une proie de hasard et la pousse dans sa voie sans issue, le héros bowienien lancé à la rescousse d’un appel sans visage n’est pas essentiellement un personnage de droite. Manuel Valls est le ministre de droite d’un gouvernement de gauche pour les simples d’esprit qui n’ont eu de cesse que d’identifier la sûreté de l’État au diktat des nations fascistes. Mais le ministre de l’Intérieur a en charge de tirer vers le haut ses faiseurs de roi, sujets objectivement subjectifs du tube dont le Messie de troisième type est issu de la lignée prénominale. Son David glam a prénommé un monde où chacun, et non plus un seul, se saura et sentira responsable du salut de tous. Rien n’est plus socialiste que l’assistance à personne en danger. Que cette personne ait pour nom Malik Oussekine ou Christopher Stevens, protéger son intégrité physique d’un accident cérébral collectif n’est pas une idée de droite. Ceux qui s’entêteront à se prendre les pieds dans ces choses dites et faites entretiendront la suspension au fil damoclésien de l’épée sarkozyenne. Ils offriront à un sarkophage filloniste de récupérer toute action future par laquelle le Manuel épictétique aura su faire ce qui dépendait de lui et ne dépendait que de lui. Il ne dépend que de nous que Valls ne soit pas sarkozyfié. Il ne dépend que de nous que Sarkozy n’occupe pas une place qui ne lui appartient pas.
(P.-S). : L’antichiraquisme primaire de ma génération s’est soldé par deux cohabitations et deux mandats présidentiels de l’ogre que nous avions créé de toute pièce. Les hommes se souviennent avoir été ces brâillards affamés redoutant la possibilité manifeste que la colère d’un père jaloux ne s’abatte sur leur berceau; les hommes aiment à se placer sous la protection de celui qui a su les terroriser.
Sarkozy n’est pas l’ennemi de Hollande qui n’a qu’un seul ennemi, qui est celui de Sarkozy, le vôtre, le mien. L’ennemi de Hollande s’appelle François Hollande. Nicolas Sarkozy n’a pas su se réinventer après qu’il avait su brillamment s’inventer un profil de chef d’État. Du moins, il n’a pas tenu jusqu’au bout le changement de cap initié en Libye. Sa stature historique s’est enlisée dans les sables mouvants de cette bonne vieille culpabilité postcoloniale, un Surmoi védrinien s’étant introduit dans la brèche d’une politique étrangère réduite à droite à sa portion congrue. Et c’est là toute la difficulté à être gaulliste sans chercher à calquer la geste naturellement imprévisible du père fondateur. Il ne faut pas avoir froid aux yeux. Il faut risquer le mugissant «Vive le Québec libre!». Védrine, de son célèbre filet de voix répressif qui me force à me taire au risque, ô sacrilège, de couvrir une perle de son chapelet d’arguments supérieurs, vient m’expliquer pourquoi il faut à présent aider les Libyens sans pour autant les gêner. «Je ne voudrais pas gêner», s’excuse l’inattendu que l’on invite à prendre place au sein d’une assemblée de convives. Comment a-t-il atterri dans son propre malaise? On l’y a emmené, quand je dis «On», j’entends par là quelque détenteur d’un carton d’invitation en bonne et due forme. Alors, si l’inviteur-surprise s’est cru investi du pouvoir d’inviter, soit il a outrepassé ses droits et alors, c’est à lui d’éprouver de la gêne, soit la confiance dont il jouit de la part de ses hôtes doit rapporter le même crédit à celui qui profite de son intercession. La France et l’Angleterre ont été invitées à la table du CNT. Ce qui est gênant dans une telle situation, c’est de quitter la table avant le plat de résistance. La démocratie libyenne a été proclamée. Où sont passés les alliés européides de cette splendide alliance universaliste? Si quelqu’un s’oppose à ce que l’alliance antifasciste internationale se maintienne au grand jour, qu’il parle maintenant ou se taise à jamais!