Ferme donc cette porte Dmitri Anatolivitch, ce fut la phrase qui retentit à l’instant précis où les doigts de Dmitri Anatolitch Medvedev avaient docilement saisi la poignée de la porte, ce petit loquet en hêtre de Laponie, un peu usé, malgré tout, par le froid, l’hiver, et les multiples changements de propriétaires, changements outrageusement récurrents depuis l’époque glorieuse des règnes infinis comme l’horizon à Kirkoutsk, les règnes infinis des monarques aux parcs giboyeux, aux épaulettes de taffetas, oui, mon dieu, tout fichait donc le camp, par la Sainte Russie, d’ailleurs les samoskar au beurre frais sont moins bons, de nos jours.
Dehors, il neigeait, car depuis la fin glorieuse des règnes aussi vastes que les déserts de sel et de givre, même les saisons se détraquent, l’été de Moscou ne vaut plus rien et les flocons ce jour-là amortissaient la chute des suivants, lourdement ; la ville était une grosse loutre, celle dont on fait les chapeaux-nids des matins à la messe, cependant dans son bureau, Vladimir Poutine ne disait rien, il se contentait de son regard vraiment affreux de caïman, ou de psychanalyste.
– Échangeons de place, Dmitri.
Et Vladimir Vladimirovitch se leva de son siège, pour commuter, martialement, avec Dmitri ce qui rappela à chacun d’eux les belles revues militaires lors des dimanches de Mai aux jonquilles éparses. Medvedev avait initialement pris la place près du feu, car Medvedev est un homme prudent, Dmitri dans la vie il y a deux catégories de gens, les gens qui sont près du feu, et ceux qui n’y sont pas, lui répétait sans cesse sa pauvre mère.
– Bon.
Un silence terrible s’époumonait, un silence comme celui dans l’œil des ours à l’agonie, et dehors, il neigeait encore.
– Dmitri.
– Oui, Monsieur le Président.
Medvedev avait soigneusement arrangé sa réponse, car Medvedev est un homme prudent qui sait que si les places au coin du feu peuvent se gagner, elles peuvent se perdre comme le lui répétait sa mère après son divorce avec Anatoli ce bougre de cochon .
– Ne sois pas si bavard, Dmitri. Parlons peu, parlons bien.
– Oui.
La chaise de Vladimir grinçait indistinctement, surtout quand il s’appuyait sur son accoudoir pour faire infuser le thé de Somorkovstcki, thé qu’il prenait invariablement avec un peu de lait ukrainien totalement non-irradié par le prétendu incident technique dont on n’a jamais eu aucune preuve de l’occurrence, à Tchernobyl.
– Échangeons de place, Dmitri. La chaise. Elle grince.
– Oui.
Ils se croisaient à présent, sous le haut plafond du Kremlin ; sur le bureau de droite, on pouvait lire un tome des mémoires de Gozniovski, et lorsque Vladimir se retrouva à son point de départ, sa fossette inférieure se creusa d’hilarité, puis, il se ressaisit, car le Russe – et la Russie – se ressaisissent toujours.
– Bon. Parlons peu parlons bien.
– Oui, parlons peu parlons bien.
Medvedev grimaçait intérieurement – ni son œil gauche ni sa lèvre inférieure ne tremblèrent – mais car il se rendait bien compte de ce qu’il avait été quelque peu volubile voire emporté, voire, disons le tout net, carrément latin dans sa réponse, et cependant, il triturait une pouchnieka de l’époque de Iouri le Superbe pour masquer son embarras.
– C’est cette affaire, là, Dmitri.
– Oui, cette affaire-là.
– Parlons peu parlons bien.
– Oui.
Vladimir s’arrêta un instant, tel un lièvre pris au piège d’un archipel de sapins. Ou plutôt : tel le chasseur à son affût, dans l’archipel des sapins sur l’océan blanc.
– J’ai froid. Le feu. Permutons.
– Oui.
Et pour ne pas perdre de temps, car dehors un ingénieur en oléoducs soit disant recommandé par ce diable de Knikoveski attendait, ils continuaient à parler entre les cris d’un parquet-violoncelle, inchangé, lui, depuis Nicolas I, ou II, on ne savait plus.
– Bon cette affaire-là.
– Oui.
– Les Pussy Riot.
– Oui.
À présent, ils étaient assis, chacun à leur place, enfin, vous voyez ce que je veux dire.
– On en parle, en Europe.
-Oui.
-Dans le monde même.
Dmitri pensait maintenant que Vladimir se noyait quelque peu dans des circonvolutions mais n’en disait rien, car le mutisme est la première des qualités en Russie, avec l’hypocrisie et le courage, et il préférait lustrer un peu son soulier gauche.
– Pourquoi ?
Et il y eut un grand silence dans la pièce, un silence vraiment sibérien, un silence-nuage, très long et très mou, ces silences dont on n’arrive pas vraiment à attraper le bord, et Dmitri n’osait répondre, par pudeur. Et par courage, aussi.
– On les a exécutées ?
– Non, Vladimir, répondait Dmitri.
– On les a empoisonnées au plutonium ?
– Non, Vladimir, répondait Dmitri.
– On les a torturées ?
– Non, Vladimir, répondait Dmitri.
– On les a menacées de mort, soumis leurs familles à d’ignobles pressions, on a crevé leurs chats, tabassé leurs époux, ruiné leur vie et contraint ces chiennes à la prostitution ?
– Non, Vladimir, répondait Dmitri.
– On les a enlevées, assassinées, et on a jeté leurs cadavres dans une fosse sombre de Moscou en menaçant chacun des trois cent quarante-huit journalistes de Moscou de couper leur langue au cutter et de la donner à manger aux chiens non nourris depuis trois jours si jamais ils relataient l’incident ?
– Non, Vladimir, répondait Dmitri.
– On les a violées, décapitées, et jeté leurs restes aux chiens nourris de rien ou presque depuis deux longues semaines en faisant exploser un théâtre entier pour faire accuser les Tchétchènes ou en organisant une fausse prise d’otages au théâtre Gagarine de Smolenska dont pas une ne serait ressortie vivante auquel cas on les aurait fait dévorer par des chiens non nourris depuis six mois ?
– Non, Vladimir, répondait – avec une pointe d’impatience – Dmitri.
– On a envoyé trois bataillons de tanks, on les a écrabouillées, poursuivies jusque dans les chiottes, puis découpées en morceaux d’environ trois centimètres, semées dans un champs du Kamchatcka, dissout le reste à l’acide dans un de nos entrepôts secrets de la Rue Loubiakesko, en récitant la Bible et jurant sur la Sainte Russie l’éternelle survivance de notre glorieux peuple et donné le reste à des chiens non nourris depuis trois ans ?
– Non, Vladimir répondait Dmitri.
– Alors, Dmitri, je ne comprends pas. Je veux dire : elles sont vivantes ?
– Oui.
– En… prison ?
– Oui. Après un procès.
Cette fois-ci, Vladimir Poutine, le tsar des tsars, le colosse du Kremlin, le Néron de Moscou, l’homme qui restaura la verticale du pouvoir, qui règne sur le destin de la moitié d’un continent, Vladimir Poutine s’effondrait sur sa chaise.
– Il n’y a pas eu… un procès quand même ?
– Si. Mais sans motif véritable. Et vous savez bien que depuis les procès de Moscou notre justice est totalement soumise à notre…
Mais Dmitri s’arrêtait peu à peu de parler, car désormais, hagard, Poutine marmonnait : Un procès, un procès… de plus en plus vite, comme un fou, le matin, dans le métro, et il y avait dans son œil quelque chose de la mélancolie des autoportraits de Poussin, en pire, mélancolie renforcée peut-être par le silence funèbre de la neige qui tombait, qui tombait lentement, le silence des déjeuners de famille, dans la datcha, lors des dimanches au goût de miel, d’ennui et de pâles fumées.
Et ils restaient-là à se contempler, comme deux Rois d’échec se mesurant de la distance du damier, sempiternellement.
– Dmitri, fit Poutine émergeant du fauteuil avec hésitation, décidément, le monde n’est plus ce qu’il était.
– Oui, Vladimir, répondait Dmitri.
Puis sur un ton martial :
– Changeons de place, Dmitri. J’ai la lumière dans les yeux.
Merci, magnifique. Y a-t-il /y aura-t-il une version russe? Cela vaudrait la peine.
C’est apparemment aussi une œuvre d’art?