Amis lecteurs, aujourd’hui, dans un but absolument non-constructif et dépourvu de tout intérêt philosophique, sans que vous ressortiez de cette lecture bouleversé, instruit ou même ennuyé, juste comme ça, parce que c’est amusant, j’aimerais me payer la tête de Manuel Valls.
Oh, ce n’est pas que je sois choqué par ses coups de matraque, son air martial ou ses costumes de casinotiers des Bouches-du-Rhône. Simplement, un culot pareil est quelque peu agaçant.
Le Monde titrait récemment : « Le Tigre Valls impressionne », après le discours « impressionnant » donc, de notre ministre de l’Intérieur à la Rochelle, la Rochelle où, soit dit en passant, tout était si ennuyeux que l’attraction principale fut une allocution de Martine Aubry, c’est dire. Le Tigre impressionne : Manuel Valls est la mythologie politique de cette rentrée. Un ministre avec un corps de ministre, des gestes de ministre, des mots de ministre ; signifiant apparemment anodin que ce fantôme ministériel, ce spectre au visage de Manuel Valls, ectoplasme en costume beige rayé, et pourtant cette enveloppe artificielle cache en son envers un signifié, un idéologème obscur et inconscient, signifié qui fait frissonner d’extase Le Monde et la Place Beauvau. Manuel Valls est un mythe au sens où il signifie bien plus que l’esprit, les convictions propres et intrinsèques du charmant et bouillonnant fils d’immigrés. Ce corps a un signifié caché : la Gauche d’Ordre. Vous voyez Manuel Valls chez David Pujadas, mais un peu au-dessus de la cravate rose, un peu à gauche du policier à képi, et vous devez voir Georges Clemenceau. Manuel Valls est un signe qui crie : Je brise les grèves !, et il le crie de moins en moins discrètement.
Encore une fois, on peut trouver que Manuel Valls fait plutôt admirablement son métier. Il est l’Ordre, c’est son affaire, et mon voisin de palier est rassuré. Mais un tel degré de singerie, de communication sémiologique sur le thème : J’ai les moustaches de Clemenceau, eh bien cela est non seulement un peu grotesque, mais encore navrant. Pourquoi navrant ? Parce que devoir s’en référer au Tigre, un siècle après, franchement, c’est plutôt triste. Mon grand-père compte encore en anciens francs, Manuel Valls veut manger du Rouge et bouffer du curé. Vouloir penser la sécurité avec les grilles intellectuelles de Clemenceau, c’est comme tenter de trouver un mode d’emploi d’i-Pad aux puces : un peu étrange. On peut aimer l’ordre et les matraques, les juger utiles. On peut estimer qu’une gauche réaliste doit s’attaquer à la délinquance, car comme le dit admirablement Valls lui-même, cette dernière touche d’abord les pauvres gens et les mal-nés. Mais Clemenceau ! Pour comprendre Clemenceau, il faut comprendre ce qu’a été le Parti Radical : un formidable projet de société, le libérateur du XIXème siècle. L’émancipation par la libre conscience, l’égalité réelle par les libertés de parole, la démocratie vivante car malmenée par chaque cœur d’homme indigné. Vraiment, le radicalisme, d’abord insolent, puis à mesure que son œuvre grandissait, majoritaire puis hégémonique, a libéré les esprits et préparé notre monde laïque et démocrate. Plus d’identité assignée à un ordre, une religion, une nation : mais de beaux et grands citoyens. Mais pensez : que valait désormais à l’orée du XXème siècle, le temps des masses, le temps de l’identité économique assignée à chacun de la plus violente des façons, le temps des identités farouches se découvrant cultures là où on leur disait : superstition, que valait donc le peuple des hussards noirs et des sénateurs radicaux-socialistes ? Alors, pendant quarante ans, tel un astre mort, pris dans sa propre inertie assurée par un clientélisme-cassoulet, le radicalisme a survécu, pour notre plus grand mal à nous, et s’est promené dans ce XXème siècle où il n’aurait jamais dû entrer en masquant sa vacuité intellectuelle par des coups de fusils sur les mineurs en grève, sacrifiant ses idéaux à ses rentes, et emballant le tout par un coup de matraque, pan sur le nez, et un discours martial de Clemenceau, Clemenceau qui aurait dû mourir vingt ans plus tôt, et refiler le rab sur son compte épargne-vie à Jaurès, qui en revanche, lui, avait tout compris.
Alors, Manuel, s’il vous plaît, je vous en conjure, tout mais pas ça. Vous êtes suffisamment brillant pour être audacieux, assez moderne pour avoir des idées, et non des idoles. C’est bien d’avoir des principes (sur la laïcité vous êtes impeccable) mais pas de vieilles lunes impensées (sur la Nation, hum hum). Prenez exemple sur vos aînés : la police de proximité, vraie réflexion sur l’autorité sous nos tropiques, là, y avait de l’idée. Mais par pitié ne nous faites plus le coup de « l’ordre et la nation ». Je sais : c’est confortable. Ce sont des charentaises pour tout Ministre-de-l’Intérieur-qui-monte. Ça fait faire des guili-guili dans le ventre à Libération. Le Monde en frissonne comme une adolescente. Mais on ne vous élira jamais Président si vous vous contentez de nous refaire Sarkozy avec plus de subjonctif. Chanter la Marseillaise ? Aimer le drapeau ? Bravo. Mais pourquoi, d’abord, ne pas séparer l’Église de l’État, ou faire rejuger Dreyfus ? Nous ne voulons pas le tabassage des vignerons du Languedoc, Manuel, simplement, une pensée de gauche pour la sécurité, l’intégration et l’ordre républicain au XXIème siècle. Vous devez bien en avoir une, non, Manuel ?
On veut voir Valls comme on voyait Sarkozy, tout le temps et partout. Sur tous les lieux de tous les crimes. Qu’il n’ait pas peur de la comparaison. Il doit faire ce que l’autre faisait, mais en faire plus encore. Il doit être là où ça pète et là quand ça pète. Les lieux où se produiront les crimes sont des lieux où ils vont se produire. On veut voir le ministre de l’Ordre sur les lieux d’un crime imminent. Faire respecter l’ordre, c’est d’abord tout remettre en ordre. Car là où il y a désordre matériel, il y a très vite désordre physique. Mental, je ne vous dis pas… Vallsarkozy saurait faire ce que ni Valls ni Sarkozy n’ont pu faire à eux seuls. On le verrait sillonner les rues en bande, avec la racaille. À ne surtout pas noyer sous les chutes du Kärcher, la racaille… trop précieuse! trop consciente du désordre qui l’atteint. On veut voir le ministre des Entrailles plonger en nous, la nation, celle qui naît chaque seconde, la Renation si vous voulez une Renaissance Bis, de cette Antiquité révolutionnaire, – déjà! – Qu’il aille fouiller dans les zones dégénérescentes de la Cité anatomique, où tout organe est lié à tout organe, où tout dysfonctionnement a une origine. Mais le ministre du Désordre, celui à qui les causes de l’absence d’ordre ne doivent pas échapper, ce ministre-là doit s’entourer de spécialistes des questions auxquelles on attend de lui toutes les réponses. On veut le voir tchatcher avec les experts du foutoir. Il doit vouloir voir comment un garçon ou une fille finit par préférer chercher la destruction plutôt que l’inverse. Que souhaiteriez-vous construire? C’est la question à poser d’urgence aux bombinettes à retardement. Pourquoi en arrivez-vous à ne plus vous croire en capacité de construire, de créer, de faire quoi que ce soit de beau ou de bon pour les autres? Parce que rien de bon ou de beau ne semble plus pouvoir vous arriver du fait des autres…? Mais alors, qu’est-ce qui serait bon pour vous? Qu’est-ce qui serait beau selon vous? Si Manuel Valls obtient quelques réponses à ces quelques questions, des réponses directes à des questions directes, peut-être ensuite sera-t-il possible de tenter de construire quelque chose à plusieurs sans craindre de briser notre unité indestructible…
Et puis, si la racaille de banlieue, je parle du petit personnel des mafias d’État, n’est pas de l’espèce à laquelle une république digne de ce nom ferait subir ce bon vieux supplice de la baignoire, je ne vois pas davantage la nécessité d’en encenser la fausse essence verlanisée. On ne naît pas racaille, on n’est donc pas voué à le demeurer. Ceux qui l’idéalise me rappellent ces connivents de la Cool Generation, ceux-là mêmes qui se sentaient obligés de manifester par un tic ou un toc leur appartenance à la shit culture à la seconde où ils étaient mis en présence d’un frère de trip. Sauf que Manson faisait partie de cette merde fumante, et que certaines composantes du caractère ont davantage de chance de rapprocher deux natures intelligentes que les substances nutritives qu’ils ingèrent. Hitler affectionnait le thé au lait. Ma grand-mère aussi. La surconsommation de cocaïne ne fera pas de vous Quentin Tarantino. Sa démence, faculté innée à démonter son propre mécanisme mental, vient d’ailleurs et elle s’en va plus loin. Or la démence n’est pas une forme de délinquance, et réciproquement quand même ces univers ont au hasard de leurs errances pu se superposer. L’entrée en délinquance n’est ni honteuse ni enviable, elle est catastrophique. Face à cela, le petit sourire des télégangsters fouettant dans leur calbar à l’idée qu’un caïd pourrait lancer un contrat sur leur tête de transfuge me fait l’effet d’une courbure d’échine de Zemmour face à une particule. La sympathie que peut déclencher aujourd’hui le terme de «caillera» est aussi artificielle que pouvait l’être la mobylette de Renaud au temps de notre avunculat, lui dont le hooliganisme flirtait à trente ans de distance avec celui des intellectuelles de la cathédrale Saint-Sauveur de Moscou, qui elles se savent aux antipodes de l’endroit noir et vide où l’on cherche à les enfermer. Cette sympathie n’a rien d’empathique. Non seulement elle n’aide pas, mais c’est elle et personne d’autre qui assimile ceux qu’elle feint d’aimer, à savoir, les classes populaires, à la minuscule proportion de ses membres qui a quitté pour en avoir souffert, de son fait ou du fait des méfaits d’autrui, un État de droit qui se montra inefficace à l’en protéger. La mort des Z ne me réjouit pas, mais cela n’a rien à voir avec le fait qu’une branche de mon ascendance traverse le Constantinois. Leur carrière ne me faisait ni rêver ni marrer. Les frères Zemmour ont haï une France qu’ils jugeaient les avoir trahis. Et s’il y avait une part de vérité dans leur diagnostic, leur mode de combat contre les injustices qu’ils enduraient aura été radicalement inopérant.
P.-S. : Je suis, parce que la drogue tue, favorable à l’ouverture de salles de shoot qui permettraient un sevrage progressif sous contrôle médical.
Vous l’aurez compris, si j’ai commencé par indiquer que la racaille était précieuse pour finir par déplorer qu’on l’idéalise, c’est que j’établis une distinction de fond entre un être et la vraie ou fausse route qu’il fait.
La drogue est une arme de destruction massive et son trafic, un crime contre l’humanité maquillé en suicide collectif.
Cher Baptiste, vous avez rapidement noté que ma rafale de commentaires ne visait pas la totalité de votre cible. Elle jaillit d’une baignade estivale dans le sang marseillais quand vous vous en preniez pour une bonne part, l’article du Monde en atteste, à un tout petit chaos rom dont la convocation du sauveur de la Grande Guerre à son assaut paraissait aussi absurde que son parti pris était radical. Au temps pour moi, mais vous aurez remarqué que je commente les événements qui passent plus avec vous qu’à votre encontre ou votre appui; Rocard disait qu’on ne commente pas un commentaire. Et s’il m’arrive de me lancer sur des pistes de traverse, mon point le plus solitaire n’est jamais final, sa forme sentencieuse va vainement déterrer le crochet de sa racine interrogative, sa face abrupte incite au rebondissement, et non à l’écrasement. Je tire les solutions, les antisolutions, parfois par les cheveux, et quand je pousse un peu, par exemple, à mettre sur le même plan les drogues douces et dures, c’est moins par provocation que par exaspération devant la complaisance étonnamment frimeuse de beaucoup de grosses bouches qui s’en tiennent aux premières, à l’égard de leurs sœurs assassines.