Sans qu’on le sache ni qu’on en parle, l’Histoire de l’art traverse une crise similaire à celle vécue par l’ensemble des savoirs. Les querelles de clocher sur la nécessité d’un enseignement de la discipline au lycée, les disputes sur la possibilité de la création d’une agrégation d’Histoire de l’art, en compétition avec celle d’Histoire tout court, et celle de géographie, ne peuvent dissimuler le malaise profond qui sous-tend la pratique de la discipline. Ce malaise est double : il s’agit à la fois d’un manque d’encyclopédisme dans l’assemblement des connaissances et d’une limitation des ambitions méthodologiques dont elle avait naguère été empreinte. Pour ne citer que quelques exemples, les amateurs du XIXe et du début du XXe siècle, à l’image de Ruskin ou de Bernard Berenson, étaient gens d’immense érudition. En même temps, des figures comme celle d’Erwin Panofsky, ou d’André Chastel, étaient également les inventeurs de nouvelles méthodes dans l’analyse, et des oeuvres, et des époques.
À l’ère des savoirs et à celle de la méthode a succédé une temporalité bâtarde, où ne domine ni les uns, ni l’autre. Il est à ce titre frappant que l’auteur d’un plaidoyer Pour l’histoire de l’art, le directeur de l’Académie de France à Rome Eric de Chassey[1], ne soit pas un tenant de la discipline traditionnelle, mais bien, au contraire, de l’art moderne et contemporain. Comme si l’Histoire de l’art devait chercher dans les rangs de ses ennemis a priori ses défenseurs les plus passionnés. Car si l’on y pense, aujourd’hui, quel historien de l’art universitaire pourrait revendiquer l’autorité d’un Federico Zeri écrivant pour La Stampa, d’un Pierre Rosenberg chroniqueur pour le Corriere della Sera, voire même, surtout, d’un André Chastel journaliste au Monde ? Des noms viennent à l’esprit, bien sûr, d’universitaires qui « signent » dans les journaux. Mais aucun, à être honnête, n’a le poids dont jouirent naguère, et à juste raison, ces maîtres – parmi d’autres. Après tout, le seul critique d’art à jouir d’une renommée dépassant celle du monde de l’art est une célébrité connue pour de mauvaises raisons, l’Italien Vittorio Sgarbi. Mauvais temps, décidément, pour l’Histoire de l’art…
Dans cette situation, il convient de revenir au questionnement originel, et de se demander quelle méthodologie, quels supports, et quels modes de penser permettraient de refonder cette Histoire de l’art aujourd’hui bien affaiblie. Un ouvrage réédité récemment, The Mill and the Cross[2], de Michael Francis Gibson, en offre quelques pistes. Tout d’abord, il ne s’agit pas du texte d’un universitaire de profession – l’auteur est un amateur, un connaisseur d’art, au sens du volume consacré à Federico Zeri et publié sous le titre Il conoscitore d’arte[3]. Longtemps journaliste pour l’International Herald Tribune, il a réuni dans ce livre le fruit d’une enquête précise et spécifique, en même temps que de sa vie et de ses pensées éparses. Ce n’est donc pas une perspective réduite, étroite, qu’il présente, mais bien la sédimentation de sources diverses, unies par la cohérence de son propos. Cependant, il s’est également fait le lecteur de textes d’époque, qui sont autant de points d’articulation de son propos, qui porte, fait essentiel, sur une oeuvre. Un livre sur un tableau, La montée du Christ au Calvaire, de Bruegel, datée de 1564 et conservée au Kunsthistorisches Museum de Vienne.
L’aspect le plus impressionnant de cet ouvrage est son exploitation de la documentation unique à laquelle l’auteur a eu accès : le texte est richement illustré d’agrandissements en gros plan de détails de l’oeuvre de Bruegel. Or ces détails sont absolument saisissants : on découvre que le plus infime, la partie la plus réduite de la toile est l’objet d’une réalisation minutieuse, proche de celle d’une enluminure. L’incroyable capacité technique du peintre est exposée, pour la première fois, par l’iconographie de cet ouvrage.
Mais reprenons notre propos méthodologique. Disons que, à partir de Michael Francis Gibson, il serait possible d’élaborer une triple « recette », dialectique, pour une Histoire de l’art : la première composante serait un terrain favorable, et celui-ci peut aisément être identifié à une forme d’ouverture d’esprit, à une composition d’amateur éclairé. La deuxième : une documentation riche, une recherche érudite et précise sur le sujet donné. La troisième est l’étincelle que les deux premiers éléments doivent, dans le meilleur des cas, provoquer. On songera alors, dans l’exemple de The Mill and the Cross, aux passages consacrés à l’architecture du moulin, à sa symbolique chrétienne ; aux problèmes posés par la taille infime du Christ dans le tableau ; à l’évocation de l’émulation avec le modèle que constitue Bosch – autant d’idées qui devraient être extraites de ce mince ouvrage, pour que soit enfin élaboré un paradigme d’analyse.
[1] Eric de Chassey, Pour l’histoire de l’art, Actes Sud, Arles, 2011
[2] Michael Francis Gibson, The Cross and the Mill, University of Levana Press, Londres, 2011
[3] Federico Zeri, Il conoscitore d’arte, Annali, Associazione Nomentana di Storia e Archeologia Onlus, Monterotondo, 2004
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