Qu’on lise l’admirable texte de Clémenceau consacré à Monet, vendu dans la librairie du Musée Marmottan ; pour lui, il y va, dans l’œuvre de son ami-et-maître, du « bien des Français », et du bien « de la planète ». S’il n’avait pas dit « planète », on aurait pu s’en croire une autre.
Dieu merci, le musée Marmottan rectifie le tir de notre Tigre national, qui, entre tant de grandes bourdes historiques, fut tout de même hautement inspiré en matière d’art. Le musée Marmottan… Qui s’en soucie ? Qui se soucie de la chaussée de la Muette, sinon les habitants (fort satisfaits, nous n’en doutons pas) de l’avenue Raphaël et du boulevard Beauséjour ? Qui se soucie de cette bâtisse, propriété de l’Académie des Beaux-Arts, affichant déjà avec un remarquable sens de la laideur, sur l’enseigne en lettres bleues dont on n’oserait même imaginer la police (je parle des caractères, bien sûr), sa dénomination qui a tout l’air d’une carpe au lapin : « Musée Marmottan Monet ». C’est comme si l’on disait : « Bibliothèque Wendel Rimbaud », ou encore « Galeries Arnault Buren »… Quoique, en ce qui concerne les dernières…
Et pourtant, l’on s’est soucié (usons de l’article, malgré l’anathème gidien, puisque l’on est dans le XVIe arrondissement, où l’on arbore aussi, jusqu’au personnel du musée, les nœuds papillon) du musée Marmottan – à quelques occasions : on lui a dérobé Impression, soleil levant ; puis on l’a conspué pour avoir refusé de prêter des toiles à l’exposition Monet du Grand Palais (et certes, il fut plaisant de constater que des musées, que sais-je, texans, envoyaient à travers les océans d’inestimables nymphéas, tandis que nos amis de Marmottan, forts de leur autorité probablement émanée des hautes sphères de l’Institut de France, pesant du poids incommensurable de ses années accumulées en colonnes et vieillards, refusaient à leurs œuvres de voyager sur 300 mètres ; c’est ce qu’on appelle, très exactement, l’exception culturelle française)… Et puis Marmottan, si actif et si intense, s’est dit qu’il pourrait assumer une vocation nouvelle : les expositions temporaires. Aujourd’hui, Berthe Morisot.
Une précision, tout de même, pour le lecteur candide. Marmottan, et ce n’est pas un discours de spécialiste puisque l’auteur de ces lignes n’est ni critique d’art, ni peintre, ni commissaire (de police, ni même d’exposition), est une très-grande faute, une maxima culpa muséographique, et ce, depuis que le fils de Monet, Michel Monet, confia à l’académie tous les fonds d’atelier de son père, qu’il regardait bien entendu avec commisération (car il fallut des artistes, des vrais, pour se rendre compte que le vieux gâteux n’était pas si gâteux, et que ses barbouillages des années 20 étaient des gestes artistiques inouïs, qui annonçaient et sans doute dépassaient ce que, sous le nom d’abstraction lyrique, on verrait fleurir quelques décennies plus tard – comme tout ce qui fait système, et se nomme, traduit déjà une raréfaction du neuf, du vraiment neuf qui s’appelle la vie). Parce que, don d’un bourgeois collectionneur de pièces Empire (tableaux, chaises, horloges, etc.), le musée a tout, en effet, d’un hôtel particulier bourgeois de la fin de l’avant-dernier siècle – ce qui est en soi d’un intérêt documentaire certain, mais produit, avec les œuvres de Monet, une réaction chimique particulièrement spectaculaire : l’une et l’autre partie de la collection, obstinément mélangée par des conservateurs aussi durs de l’œil que le professeur Tournesol l’est de la feuille, se détestent mutuellement, sous nos yeux, et, ne seraient-elles vouées à l’immobilité de toute chose, s’échappent. Pénétrer au musée Marmottan Monet, qui porte donc parfaitement son nom, c’est vivre la désagréable impression du chevauchement de deux espaces, de deux significations contradictoires données à l’espace, au point qu’on se dit qu’il y a quelque chose de pourri dans le royaume de l’espace – une espèce d’inversion déplorable de la madeleine de Proust, en quelque sorte. Car tout de même ! Les gestes déchaînés de Monet, allant sans vergogne du ratage le plus parfait, de la croûte la plus accomplie, au chant du bras, à la musique de la couleur, à l’hymne du monde, tout ça en face d’une pendule Empire, vous m’avouerez que ça fait pis que désordre : nonsense, diraient les anglais.
Mais nos amis de l’Institut poussent bien plus loin la perversion sénile. Imitant l’admirable bassin aux Nymphéas de l’Orangerie, ils ont décidé de mettre les Monet au sous-sol ; fort bien, cela est conforme. Nous passerons, n’étant pas mesquins, sur la hideur des cadres et la détestable bêtise de la lumière, en temps normal ; au moins, le passant que l’éternelle vitalité de la création occupait, pouvait aller les regarder en leur lieu, sinon naturel, du moins transplanté.
Vint alors l’exposition temporaire, Madame Morisot, donc. Grande dame, admirable correspondante de Mallarmé, cas extrême de cette simplicité royale que seules les femmes peuvent atteindre, dans leur meilleur (s’il est encore permis de les distinguer des hommes). L’exposition, extrêmement médiocre, scolaire, plate, s’est installée dans ledit sous-sol, en lieu et place de Monet. Bah ! C’est ainsi, dans un musée ; celui (rare) pour qui l’art compte, eh bien qu’il attende ! On est à Paris, capitale de l’art moderne sans musée d’art moderne (car Beaubourg n’est, relativement à ses collections, qu’un moignon de musée) ; il est concevable qu’au musée Monet, il n’y ait plus de Monet.
Eh bien ce n’est pas cela. C’est pire.
Les conservateurs, éclairés par une lumière fantastique, crépusculaire, je pourrais dire d’outre-tombe, ont décidé de donner les Monet à la grande galerie du rez-de-chaussée. Et là, quand bien même les troupeaux de touristes ne meuglent-ils qu’à peine, autant que les vaches de l’alpage, manquant d’iode, ne secouent qu’à peine leur grosse cloche à la venue de l’orage, c’est l’ignominie. On retrouve les Monet, si l’on appelle cela les retrouver, balancés sur des panneaux publicitaires en verre, un d’vant, un derrière, et paf ! Regardez-moi ça, Msieurs dames, si vous pouvez y voir quelque chose. Répétons : d’ignobles panneaux de verre cloués au sol, comme les dispositifs Jean-Claude Decaux, sur lesquels on a balancé les Monet, devant derrière, tous les deux mètres, poussant l’outrecuidance plus loin que le fils Monet – « On peut pas s’en débarrasser, qu’est-ce qu’il a peinturluré, le vieux con ! Allez, faut bien les mettre quelque part, quoi ! »
Il se trouve qu’un conservateur passait par là ; poliment, l’auteur de ces lignes exprima son désarroi : « C’est une nouvelle approche », lui fut-il répondu.
Entendons-nous : il y a pire, c’est certain. C’est la crise, c’est la débâcle, la France se casse la gueule, et l’islamisme est à nos portes. Nous serons bientôt tous des talibans, et on nous brûlera en nous attachant à des colonnes de Buren. Pourquoi pas ? Mais cette France, cette France éternelle éternellement éternisée dans son Institut, de quel visage indigne, bête, vide et creux ne témoigne-t-elle pas à ceux qui, rescapés miraculeux de l’abrutissement touristique, regarderont ce qu’on leur montre ? Des chefs-d’œuvre, plus ou moins ratés, car il n’y a de chef-d’œuvre que les ratages, accrochés à la vas-y que je te pousse comme des tableaux d’horaires de RER, est-ce quelque chose de grave ?
Il faut répondre : oui. Quand un lieu, qui fut un lieu d’intelligence, je veux dire Paris, je veux dire la France, se voit devenir la scène d’un coup de balai, création balayée, intelligence balayée (création, hein ? Et pas ratissage de nombril ; création vive et ardente, hein ? et pas production de marchandise conceptuelle) ; quand on voit la place nette en train de s’opérer, prête pour l’égale torpeur de tous, gâteuse et infantile à la fois ; quand on voit donc toute la vitalité d’une œuvre toujours jeune, vraiment jeune, vraiment féconde pour ceux qui veulent encore faire et être, reléguée avec tant de désinvolture à un rang, même pas celui de la marchandise (quoique Marmottan se soit aussi piteusement et obscurément illustré en vendant des morceaux de cette admirable collection Monet), mais celui au rang du rien, du néant dont cette France se veut si obstinément, pour des raisons que nous dirons fort chrétiennes et fort humanitaires, le synonyme ; quand donc on réduit Monet au néant, impunément, même si c’est un tout petit événement, il mérite qu’on le signale, qu’on en témoigne, comme d’un meurtre. En temps de massacre, un meurtre n’est pas grand-chose. Mais en tant de massacre, un homme de vie et de lumière vaut plus que des troupeaux humains répétés en millions ; que ces messieurs du musée Marmottan l’ignorent, c’est normal, et c’est aussi bien, en même temps, un objet de scandale.
Rétrospective Berthe Morisot au musée Marmottan Monet, prolongée jusqu’au 29 juillet 2012.
Du mardi au dimanche, de 10h à 18h.
Nocturne le jeudi jusqu’à 20h.
Plus d’informations : marmottan.com