Dimanche donc, au lieu de m’atteler à cet article, les mânes du Dr. Gonzo et moi-même avons fêté comme il se doit le 40è anniversaire du scandale du Watergate qui crucifia la carrière politique de Richard Milhous Nixon. La presse officielle, l’œil et l’oreille sollicités par les législatives grecques et françaises, n’en avaient visiblement rien à branler. Le Parti Socialiste aurait-il ou non sa majorité absolue ? La Grèce sortira-t-elle ou non de la Zone Euro ? Comme étant petit, tu laisses bavarder les adultes, spontanément, tu préfères aller t’amuser dehors. Fin juin, on peut observer les cerises grossir jusqu’à maturité ou être bouffées entre-temps par les moineaux, les pies, les corneilles… Les floraisons déploient leur majesté. La ville se vide de ses étudiants et ramène au-devant de la scène son lot de freaks, de barjots et de poivrots. Une certaine lassitude commence à se faire sentir. Le soleil, lorsqu’il se montre, t’invite à te tirer vite fait : tu as de quoi écrire, ok, une compilation d’articles de Thompson, parfait, des champs, des bois, une population locale n’excédant pas 40 habitants au km2, la gloire, et, cerise sur le gâteau : marijuna et majito à volonté. A vingt heures moins cinq, contrevenant au protocole certes mais larme à l’œil (ce qui en vérité sauve et dit tout) Ségolène annonçait sa défaite. En Grèce ? Le scrutin se jouait au fil du rasoir, avec en tête le parti conservateur (et pro-austérité) Nouvelle Démocratie talonné de près par le parti de gauche radicale (et… anti-rigueur) Syriza. A moins que vous ne fussiez un sinistre et cynique politique post-moderne, il n’y avait pas là motif à réjouissance. Allez donc cuire en enfer, hurlais-je, en m’allongeant de nouveau sur le divan du Dr. Gonzo. Après tout, n’étais-je pas venu fêter le 40è anniversaire du décès politique de Richard Nixon avec celui qui ne cessa de botter le cul au journalisme traditionnel ? Comme nous l’avons dit, Hunter ne portait pas la gente journalistique dans son cœur, à quelques rares exceptions, il jugeait – preuves à l’appui – la plupart de ses confrères comme autant de peinent à jouir. L’injonction : les-faits-rien-que-les-faits sonnait comme une sanction proprement perverse cherchant à châtrer l’écriture elle-même, et interdire la jouissance qui en découle. Sa méthode peu orthodoxe qui consistait à se mettre en scène, lui et son sujet sur un même pied d’égalité, exhiber le processus par lequel se construit l’article est à l’exact opposé de cette sacro-sainte doxa. Pour Hunter, la vérité se cueille à mi-chemin entre le sujet et l’objet, les faits et leurs interprétations, en réalité, elle se dégage des analogies. Et non de l’information pure qui, au sens où nous l’entendons, n’est pas de l’ordre du dire. Car le dire suppose un sujet (un nom, un visage). C’est pourquoi partir en quête de la vérité sans engager sa personne n’est et ne sera jamais une option gonzo.
D’emblée donc la position marginale de Woddward et Berstein plut à Hunter. Ils avaient mis le doigt sur un os énorme et n’entendirent pas le lâcher. Ils étaient courageux et prêchaient dans le désert – du moins au début. Hormis le Washington Post, les grands canards nationaux firent la sourde oreille jusqu’aux élections de novembre 72. Au cours du jugement des sept inculpés dans le cambriolage du Watergate, en janvier 73, tous plaident coupables. Tous sauf Gordon Liddy et James McCord. Une semaine plus tard, le Sénat Américain décide de mettre en place une commission d’enquête pour débrouiller l’affaire. Courant mars, McCord lâche le morceau et charge John N. Mitchell (leader du Comité pour la réélection du président) et Charles Colson (proche conseiller de Nixon). Depuis sa retraite du Colorado, Hunter ne perdit évidemment pas une miette des auditions diffusées à la télévision à partir du 17 mai 1973 post Christum natum, où il pouvait voir les “hommes du présidents” tomber ou sauter hors du navire les uns après les autres. N’y tenant plus, Hunter décide enfin de se rendre à Washington pour relater l’affaire à sa façon. Il accouchera d’une série d’articles pour Rolling Stone dont le fameux Memorandum des services des sports en août 73. Ce sont peut-être les plus belles pages et les plus inspirées que nous devons au Dr. Gonzo : incendiaires, incisives, stylées et lucides, délirantes mais vraies. Tout ce qu’avait écrit Hunter sur Nixon avant que n’éclate le Watergate prit des accents prophétiques : J’éprouve un certain orgueil, dira-t-il, à savoir que j’ai latté Richard Nixon avant qu’il ne soit à terre. C’est le moins qu’on puisse dire. Si l’aversion de Hunter à l’endroit du président républicain fut dès le début viscérale, pharaonique pour ne pas dire absolue, le rapport de la commission d’enquête sénatoriale prouvait qu’il avait vu juste et que son instinct (d’écrivain plus encore que de journaliste) était en béton.
Pour autant, le rapport qu’Hunter entretint avec le personnage Nixon est pour le moins ambigu. Car si le président représentait tout ce que Hunter abhorrait en tant qu’homme, son double négatif, Nixon fut aussi sa muse et sa proie toute à la fois. Leur étrange “amitié” remonte en fait aux élections de 68, lorsque Hunter obtint une accréditation pour suivre de près la campagne de Nixon lors des primaires du New Hampshire. A cette époque, Hunter n’imaginait pas un seul instant que Nixon puisse prétendre à la présidence des Etats-Unis. N’oublions pas une chose : Bobby Kennedy n’avait pas encore été refroidi. En route pour le New Hampshire, Hunter pouvait donc encore espérer s’atteler à la rubrique nécrologique de Richard Nixon. Aux yeux de Hunter, Nixon n’est plus ni moins qu’un monument à tous les mauvais gènes et les chromosomes brisés qui ont bousillé la réalité du “Rêve Américain”. Ce monument, il le rencontra néanmoins une fois. Le candidat républicain avait une heure de route après un long discours de campagne, il était saturé et désirait parler football américain avec quelqu’un. Raymond Price, qui écrivait les discours de Nixon, songea à Hunter, également passionné par ce sport. Celui-ci monta donc dans limousine du président (imaginez la scène !). Bien sûr, pas question d’aborder ne serait-ce qu’à demi-mot la question du Viêtnam ou des émeutes sur les campus, la consigne est stricte : pas un mot de politique. Football just football. Ils échangèrent donc leurs philosophie (théorie et pratique) du football américain. La joute verbale ne dura pas moins d’une heure. Au final ? Je ne l’ai jamais vu comme ça, avant ou après. C’est la seule fois, en vingt ans durant lesquels j’ai écouté ce perfide enfoiré, que j’ai senti qu’il ne mentait pas. La limousine finit par se garer sur la piste de décollage à proximité de l’avion. Hunter prit congé, puis sortit son briquet pour allumer une sèche à quelques mètres seulement des moteurs de l’appareil. “Attention !” cria quelqu’un, un main lui arrachait sa cigarette, la jetait à terre et l’écrasait sur le bitume. “Bon dieu, Hunter, vous avez failli faire sauter l’avion !”, lança l’un des adjoints du président. Quant à Nixon, il se contenta de sourire, de serrer la main de Hunter et de grimper dans l’avion.