Tout a été dit sur le chef-dœuvre incandescent de Jack Kerouac, sa genèse bourlingueuse et dingue à travers l’Amérique d’après-guerre, ses villes furieuses, ses espaces illimités, ses rebelles fraternels, tout a été dit sur ces paumés magnifiques aux semelles de vent et leurs emportements dionysiaques, tout sur sa langue jazzée, ses transes élégiaques, sur son écriture à toute berzingue, tout sur sa légende rapide et définitive et ce tapuscrit, rouleau infini de feuillets collés bout à bout, tout sur ses effets de Bible musicale, sexuelle, aphrodisiaque, mystique, pour la Beat Generation au long d’un demi-siècle et plus, désormais.

Aussi, abandonnant Kerouac à ses exégètes, bornons-nous à ceci : laisser lœuvre se dire, sa grandeur, sa force, à travers quelques passages. Nous baptiserons ce modeste exercice de Citationnisme.

Ont été élus quelques pages qui parlent des paysages et des villes traversés par Kerouac, une évocation de son fol compagnon d’aventure, Neal Cassady, deux morceaux, enfin, le jazz, la pulse, le mambo sont de la partie. Une partie assez folle. Non moins que tout le livre. Sur la route était et reste un livre fou.

N.B : Les intertitres sont de la Rédaction (Sur la route est un bloc, écrit d’un seul tenant).

La Ville-Eldorado

Le car est arrivé à Hollywood. L’aube était grise et sale, comme celle Joel McCrea rencontrait Veronica Lake au diner dans Les voyages de Sullivan, et elle s’est endormie sur mes genoux. Je n’avais pas assez d’yeux pour regarder par la fenêtre les façades de stuc, les palmiers, les drive-in, tout ce délire, les haillons de la terre promise, le bout fabuleux de l’Amérique. Nous sommes descendus du car dans Main Street, on aurait pu être dans n’importe quelle ville, Kansas City, Chicago, Boston, brique rouge, crasse, types locaux qui traînent, tramways qui grincent dans l’aube, odeur putassière de la grande ville.

Un sandwich à Hollywood

Le car partait à dix heures, ça me laissait quatre heures pour m’imprégner d’Hollywood en solo. J’ai commencé par acheter un pain et un saucisson pour me faire dix sandwiches en prévision de la traversée du continent. Il me restait un dollar. Je me suis assis sur le muret de ciment d’un parking, derrière les immeubles, et je me suis fait mes sandwiches, en étalant la moutarde à l’aide d’une planchette de bois trouvée par terre et lavée. Comme je m’employais à cette tache absurde, les grandioses projos d’une première de cinéma ont poignardé le ciel de la côte Ouest, ce ciel qui chantonne. Tout autour de moi la cité de l’or bruissait dans sa folie. Voilà à qui se ramenait ma carrière hollywoodienne : cétait mon dernier soir en ville et j’étalais de la moutarde, derrière des chiottes de parking.

Un mégot à Times Square

N’empêche que le fou m’a ramené à New York. D’un seul coup, je me suis retrouvé dans Times Square. J’avais fait un aller-retour de douze mille bornes sur le continent américain, et je me retrouvais dans Times Square ; et en pleine heure de pointe, en plus, si bien que mon regard innocent, mon regard de routard, m’a fait voir la folie, la frénésie absolue de cette foire d’empoigne, des millions et des millions de New-Yorkais se disputent le moindre dollar, une vie à gratter, prendre, donner, soupirer, mourir, tout ça pour un enterrement de première classe dans ces abominables villes-mouroirs, au-delà de Long Island. Les hautes tours du pays, l’autre bout du pays, le lieu naît l’Amérique de papier. Je m’étais replié sur une bouche de métro pour rassembler le courage de cueillir un long mégot superbe, mais chaque fois que je me penchais pour le ramasser, une déferlante humaine le dérobait à ma vue, et ils ont fini par l’écraser.

Mississippi-éternité

Tout à coup découvrir le grand corps noir sous un pont, et refranchir l’éternité. Qu’est-ce que le Mississippi ? Morte de limon diluée dans la nuit pluvieuse, bonde lâchée en douce des berges abruptes du Missouri, courant dissous qui dévale l’éternel lit des eaux, tribut aux brunes écumes, périple au fil d’infinies vallées et levées et fourrés, vers l’aval, l’aval encore, passé Memphis, Greenville, Eudora, Vickburg, Natchez, Port Allen, et Port Orléans, et la Pointe des Deltas, passé Potash, Venice et le Grand Golfe de la Nuit, et au-delà. Ainsi les étoiles réchauffent de leur éclat le golfe du Mexique, la nuit. De la Caraïbe douce et sulfureuse, se décident et les pluies et les fleuves, nous viennent les bourrasques ; et la petite goutte de pluie chue dans le Dakota gorgée de vase et de roses s’enfle ressuscitée de la mer, s’envole refleurir dans les ondes mêlées du lit du Mississippi, elle revit. Ainsi nous, Américains, ensemble, nous tendons telle la pluie vers le Fleuve Unique de l’Ensemble qui va vers la mer, et au-delà, nul d’entre nous ne sait où.

Jazz à Howard Street, San Francisco

Freddy monte sur l’estrade, il demande un beat lent ; il jette un regard triste par-dessus les têtes, en direction de la porte ouverte, et il se met à chanter Close your eyes. L’ambiance se calme une minute. Il porte un blouson en daim déchiré, une chemise violette, des chaussures fendillées et un pantalon cigarette pas repassé : il en a rien à foutre. Ses grands yeux noirs le disent, sa grande affaire c’est la tristesse, c’est de chanter des chansons lentes, avec de longues pauses, pour méditer. Mais dès le second chorus, la tension monte, il empoigne le micro, il saute à bas de l’estrade, et il se ramasse sur lui-même. S’il veut chanter une note, il lui faut toucher la pointe de ses pompes, pour se dérouler et sortir le son ; il se donne tellement qu’il en titube, il se récupère juste à temps pour pousser la note suivante, longue et lente. « Mu-u-u-u-sic pla-a-a-a-ay ! » Il se renverse en arrière, yeux au plafond, micro à hauteur de braguette. Il se balance, agité de tremblements. Puis il se courbe, il manque de se casser le nez sur son micro. « Ma-a-a-ake it dreaaam-y for dan-cing », il regarde la rue, lippe retroussée par le mépris, « while we go ro-man-n-cing », il secoue la tête, dégoût, lassitude du monde, « Will make it seem », on est tous pendus à ses lèvres, et il achève dans un gémissement : « O…K. » Le piano plaque un accord. « So baby come on just clo-o-ose your ey-y-y-y-yes », ses lèvres tremblent, il nous regarde, Neal et moi, d’un air de dire : « hé, au fait, qu’est-ce qu’on fabrique dans ce triste monde café au lait ? », et puis il arrive au bout de sa chanson, sauf qu’elle n’en finit pas de finir, dans tous les raffinements possibles, on aurait le temps de télégraphier au quatre coins du monde, mais on s’en fiche pas mal, parce qu’elle parle du noyau et du jus de la pauvre vie beat elle-même, dans les rues abominables de l’homme, alors il le dit, il le chante : « Close… your… » et il pousse sa plainte jusqu’au plafond, jusqu’aux étoiles et plus loin encore… « ey-y-y-y-yes », sur quoi il descend de l’estrade en chancelant, pour aller broyer du noir dans un coin, assis au milieu d’une bande de jeunes, sans faire attention à eux. Il baisse la tête et il pleure. C’est lui le plus grand.

Neal Cassady ou « la joie extatique et dépenaillée de l’être pur »

Tout à coup, j’ai eu une vision, j’ai vu Neal en Ange Effroyable de la Fièvre et des Frissons, il arrivait dans un battement d’aile, tel un nuage, à une vitesse sidérale, il me poursuivait comme l’inconnu voilé dans la plaine, il fondait sur moi. Je voyais sa face immense sur les plaines, la folie de son propos inscrite dans son ossature, ses yeux étincelants ; je voyais ses ailes ; je voyais son vieux tacot, chariot d’où jaillissaient des kyrielles de flammes chatoyantes ; il traçait sa propre route, il passait sur les maïs, il traversait les villes, il détruisait les ponts, il asséchait les fleuves. Il s’abattait sur l’Ouest comme le courroux céleste. Je savais que Neal était retombé dans sa folie. La guerre était allumée. Derrière lui, ce n’était plus que des champs de ruines fumantes. Il se ruait vers l’Ouest en traversant une fois de plus le continent abominable qui gémissait sous lui ; il serait bientôt là.

Le bout de l’Amérique

Il faisait une chaleur terrible, on était tous en eau. Pas la moindre rosée nocturne, pas un souffle d’air, rien que des milliards d’insectes qui s’écrasaient contre toutes les lampes, et l’odeur putride d’un fleuve en chaleur, tout proche dans la nuit, le Rio Grande, issu de la fraîcheur des Rocheuses, qui va s’anéantir en vallées planétaires, mêlant ses moiteurs aux marigots du Mississippi dans le Golfe immense. Ce matin-là, Laredo avait des allures louches : des taxis de tous poils, des rats de frontière traînaient en quête de la bonne affaire. Or, à cette heure, il était trop tard. On touchait le fond, la lie de l’Amérique, atterrissent les canailles, échouent les désorientés, en quête d’un point de chute filer en douce. On sentait couver la contrebande dans l’air lourd et sirupeux. Les flics étaient rougeauds, moroses, en sueur, ils ne la ramenaient pas. Les serveuses étaient malpropres, écœurées. De l’autre côté, on devinait la présence colossale du continent Mexique, on croyait sentir l’odeur des millions de tortillas en train de frire, toutes fumantes dans la nuit.

Mambo/Mexique

Les sons et les vibrations nous rentraient dedans direct. En quelques minutes, la moitié de la ville était à ses fenêtres et regardait les Americanos danser avec les filles. Tout le monde était rassemblé sur le trottoir en terre battue, à côté des fils, appuyé aux fenêtres avec une indifférence nonchalante. More Mambo Jambo, Chattanooga de Mambo, Mambo Numero Ocho, autant de titres fabuleux qui retentissaient triomphalement dans le mystère de l’après-midi doré avec des accents de fin du monde, comme pour annoncer le retour du Messie. Les trompettes jouaient tellement fort qu’elles devaient s’entendre jusqu’au milieu du désert, les trompettes sont nées, du reste. Le haut-parleur nous déversait un déluge de montunos de piano. Les cris du leader résonnaient comme de formidables hoquets. Sur le génial Chattanooga, les derniers chorus de la trompette, qui convergeaient avec des orgasmes de conga et de bongo, ont paralysé Neal un instant ; il s’est mis à frissonner et à transpirer, et puis, quand les trompettes ont mordu l’air assoupi de leurs échos palpitants comme dans une cave ou une caverne, ses yeux se sont écarquillés, on aurait dit qu’il avait vu le diable, et il a serré les paupières. Moi, la musique me secouait comme un pantin ; j’entendais le fléau des trompettes cingler la lumière, je tremblais dans mes bottes.

La fin

Alors, en Amérique, quand le soleil décline et que je vais m’asseoir sur le vieux môle délabré du fleuve pour regarder les longs longs ciels du New Jersey, avec la sensation de cette terre brute qui s’en va rouler sa bosse colossale jusqu’à la côte Ouest, de toute cette route qui va, de tous ceux qui rêvent sur son immensité, et dans l’Iowa je sais qu’à cette heure l’étoile du Berger s’étiole en effeuillant ses flocons pâle sur la prairie, juste avant la tombée de la nuit complète, bénédiction pour la terre, qui fait le noir sur les fleuves, pose sa chape sur les sommets de l’Ouest et borde la côte ultime et définitive, et personne, absolument personne ne sait ce qui va échoir à tel ou tel, sinon les guenilles solitaires de la vieillesse qui vient, moi je pense à Neal Cassady, je pense même au vieux Neal Cassady, le père que nous n’avons jamais trouvé, je pense à Neal Cassady, je pense à Neal Cassady.