Sélectionné au festival de Cannes, Sur la Route, adaptation du roman-culte de Jack Kerouac, met en images un périple automobile qui lie intimement l’art, le destin et la vie. Sal décide de partir sur les routes sans fin à la recherche d’une existence libre de tous les impératifs moraux et conformismes bourgeois. En compagnie de Dean et de Marylou, le héros sillonne près de trois ans les États-Unis et le Mexique. Le trio mène une vie d’expédients, ponctuée d’expériences limites, qui n’est pas, malgré leurs dérives, une vie de débauche, pour peu que l’on perçoive, derrière le free sexe, l’alcool et la drogue, leur quête commune de pureté, presque de sainteté. Cette recherche, tous trois l’exercent à corps perdu chaque jour qu’ils sculptent de leur folie sacrée, et en tous lieux.
Sal, recopiera les notes de voyage consignées dans de petits carnets sur un long rouleau de papier et donnera naissance à un grand roman américain. Sur la Route est à la fois une contestation burlesque et jazzique de l’American way of life et un hymne métaphysique à l’Amérique. Il est l’acte fondateur d’un mouvement, presque une religion, la Beat Generation. Le film de Walter Salles rend brillamment l’atmosphère qui règne dans tous les livres du marquis de Kerouac. Ces scènes répétitives, simples et belles, nous font pénétrer l’intimité de ces Clochards célestes, leur soif d’absolu, qui transcende le voyage terrestre pour en faire un voyage vers le Ciel. Le sexe se pratique à plusieurs, on invite ses amis à partager sa compagne. On s’arrête sur la route pour ramasser des auto-stoppeurs. On ne s’attache à aucun bien matériel. Les scènes de sexe sont longues, jusqu’à toucher ces corps en sueur, couverts de crasse, seule matière encore palpable, seul résidu du monde matériel, seule vanité. Bien que répétitifs, les divers épisodes amoureux sont d’une beauté étrange, sans nulle trace de violence. La confiance dans l’homme, dans les amis, éphémères vagabonds de rencontre, sans-le sou ou vieux complices de défonce, est la condition nécessaire à une si aventureuse Odyssée. Malgré l’échangisme pratiqué par Sal et ses compagnons, aucune dispute, jamais, n’éclate. L’amour domine.
Le film conserve la trace de l’écrit légendaire de Kerouac, qui intervient comme un liant entre toutes ces scènes disparates, brodant une étoffe rimbaldienne de tous ces morceaux de tissus. L’écrit est toujours présent, comme le faisait remarquer Duras, entre les êtres, les choses. Ce qui s’écrit, c’est l’espace entre eux. Dans le film, l’écrit est la condition de l’amour, il comble le vide entre les corps, les paysages, et rend au monde son unité originelle, dont sont si avidement en quête les personnages. Plus le film s’avance, plus nous prend l’envie à nous, spectateurs, de partir, à notre tour, avant qu’il ne soit trop tard dans nos vies trop réglées, sur les routes. Nous désirons être à la place de Sal et ses amis. Nous voulons vivre comme l’ont fait Kerouac et ses émules beatniks. En ceci, le film est une réussite. Las ! Au lieu d’être sur les routes, au beau milieu de quelque part, dans l’Amérique triomphante, kitsch et oppressive des années 50 ou dans le vaste monde, nous sommes assis, bourgeoisement, dans une salle de cinéma. Au moment où l’envie nous vient de chausser des semelles de vent, alors qu’on se découvre un côté beatnik longtemps refoulé, nous réalisons que nos voisins nous bloquent la voie vers un monde plus libre. Nous ne pouvons pas même nous lever, quitter notre siège. Nous sommes enfermés dans une salle obscure qui n’a rien d’une lice propice à ces aventures libertaires auxquelles nous rêvons. Le dehors lui-même ne nous libérera pas. L’espace n’est plus ouvert. La Route n’est plus. La plus grande réussite du film est aussi son échec. Celui de transporter le spectateur dans une contrée infinie et libre, qu’il n’habitera jamais.