Toute doctrine politique se doit d’être jugée sur pièces, c’est pourquoi plus une doctrine foireuse tarde à prouver son caractère foireux, plus elle s’enracine durablement dans l’esprit des hommes. Si le communisme produit moins d’émules aujourd’hui qu’hier, c’est qu’il a prouvé concrètement et à grande échelle ce dont il est capable. Or, il n’en va pas de même de l’anarchisme demeuré – d’un point de vue politique – à l’état quasi embryonnaire. Ce qui peut surprendre si l’on considère le nombre croissant d’anarcho-syndicalistes qui gonfla les rangs de l’Internationale en cette seconde moitié du 19ème siècle. Lors du IVème Congrès de l’Association Internationale des travailleurs de 1869, on dénombrait non moins de 63% d’anarchistes (ou bakouninistes), 31% de marxistes et 6% de mutuellistes (assavoir de proudhoniens). Deux tiers rechignant à se compromettre d’une quelconque manière à la politique gouvernementale, pour un tiers seulement s’accordant sur l’idée que l’abstention politique constituait une erreur stratégique. La scission définitive entre les deux courants eut lieu en avril 1870 au cours du congrès régional de la fédération romande. Même si – et sans doute parce que – le marxisme devait à terme l’emporter, l’anarchisme se radicalisa tant et si bien qu’elle finit par prôner, comme le fit Kropotkine : “la révolte permanente par la parole, par l’écrit, par le poignard, le fusil, la dynamite”. Autrement dit : l’action directe. Et cela va de soi : point de médiation politique possible pour qui voit l’institution comme une mascarade et l’égalité promise ni plus ni moins qu’un crapuleux mensonge…
Quoi qu’il en soit, l’idéal anarchiste échaude suffisamment les esprits pour provoquer en ces débuts d’années 1890 une vague d’attentats sur le territoire hexagonale, à la bombe s’il vous plaît, jusques et y compris au sein de la chambre des députés s’il vous plaît, allant jusqu’à occire le président de la République Monsieur Carnot d’un coup de poignard porté où il faut, bien comme il faut. Ce qui s’appelle déstabiliser le pouvoir sans y aller par quatre chemins, ni même deux, et pour cause puisqu’un seul y conduit : l’action directe. Il n’empêche que s’il suffisait de supprimer un homme pour renverser un système, il y aurait belle lurette que la Révolution eut été accomplie. De plus, porter atteinte à une société en espérant éviter ses foudres, c’est sans doute bien joli mais c’est surtout rêver éveillé et tendre les verges avec lesquelles l’on ne manquera pas de vous tancer. Ainsi, en toute logique, nos anarchistes récoltèrent les “lois scélérates” qu’ils avaient provoquées… par effet boomerang : apologie libertaire interdite ; associations de malfaiteurs (membres ou sympathisants) interdites ; toute forme de propagande sous quelque support que ce soit : interdite. Bref, de la plante du pied jusqu’à la racine des cheveux, l’anarchie était criminalisée. Et l’anarchisme, pour ainsi dire, tué dans l’œuf.
Mais enfin que faisiez-vous dans la bande à Bonnot ?
Tué est un bien grand mot. Disons étouffé progressivement. Sans doute les brochures anarchistes continuaient-elles de circuler sous le manteau, des réunions de s’improviser clandestinement. Reste néanmoins à savoir si la criminalité devint un passage obligé pour atteindre l’idéal anarchiste ou si l’anarchisme ne finit par devenir un prétexte à la criminalité, comme ce fut le cas pour la bande à Bonnot. Si Jules Bonnot fut anarchiste, ce fut davantage par tempérament que par conviction ou adhésion idéologique. Ce qui le séduit ? La pratique de la théorie, l’action directe, le on-ne-négocie-pas-avec-l’-ennemi qu’il pouvait puiser dans l’engagement anarchiste, rien d’autre. La revanche qu’il avait à prendre sur son destin de prolo merdique. Mécanicien de formation, Bonnot va inventer le banditisme motorisé et devenir une sorte de Marinetti du braquage, d’Al Capone avant l’heure. Fin 1911, lui et sa bande commencent à défrayer la chronique. S’en prennent au garçon de recette de la Société Générale, un certain Caby, à Paris rue Ordener. Le garçon réchappe à ses blessures. C’est là que commence véritablement le calvaire d’Eugène Dieudonné.
Eugène Dieudonné est un ébéniste anarcho-syndicaliste féru de littérature et de philosophie (il lit Stirner et Nietzsche), un manuel doublé d’un intellectuel, tout le contraire de Bonnot en fait. Il rencontre néanmoins ce dernier et sa bande (Garnier, Callemin dit Raymond la Science, André Soudy et consort) lors de réunions anarchistes. Mais enfin que faisiez-vous dans la bande à Bonnot ? On retricotait la société, on s’entr’aidait. Or n’oublions pas que les “lois scélérates” sont toujours en vigueur, les milieux sensibles infiltrés et nos nanars fichés. Dieudonné y compris. Et pardi, Caby le reconnaît comme son agresseur. Bonnot dément : Dieudonné n’y était pas. Garnier dément : j’y étais et je suis l’agresseur. Rien n’y fait, Dieudonné est condamné à mort – autant vous dire à la guillotine -, il faut rassurer l’opinion publique, nous avons notre coupable, dormez tranquille. L’affaire arrive jusqu’aux oreilles du président de la République alertes et dubitatives. En l’absence de preuves suffisantes, Raymond Poincaré décide de gracier le présumé coupable : Dieudonné ne finira pas sous la guillotine… Ouf !… Mais au bagne de Cayenne de l’autre côté de l’Atlantique le restant de ses jours… Au cas où, le message est clair : Faut pas fricoter avec les anarchistes !
Et tandis que Bonnot et sa bande se font gentiment descendre lors d’un siège mémorable, commençaient les treize ans de travaux forcés de Dieudonné. Treize années au terme desquelles, le 6 décembre 1926, après plusieurs tentatives avortées, Eugène réussit à faire le mur. Malgré la campagne menée par Albert Londres à Paris pour obtenir sa grâce et qui est sur le point d’aboutir, Eugène veut sans plus attendre retrouver sa Belle – ce qui est la moindre des choses pour un anarchiste – assavoir sa Liberté. Au bout de maints périples, Dieudonné finira par atteindre Rio de Janeiro. A son grand étonnement, la presse brésilienne prend fait et cause en sa faveur. Pas d’extradition avant que sa grâce ne soit signée. Son évasion semble faire figure de symbole. Les canards locaux y sont sensibles. Cette évasion, rapportée par Albert Londres avec cet art de la concision qui le caractérise (L’homme qui s’évada, 1928), est un véritable roman d’aventure, l’un des plus récits qui soit sur la détermination de l’homme à briser ses chaînes, et ce au péril de sa vie, tant il est vrai que privée de liberté sa vie cesse d’en être une. Combat physique digne d’un surhomme, combat journalistique de part et d’autre de l’Atlantique qui démontra comme mobiliser l’opinion publique avec des mots justes pour une cause juste n’est jamais vain.