Ainsi nous sommes quatre cent mille, quatre cent mille pour l’instant, car le phénomène s’engendre, se démultiplie, par dons, par conseils, par chuchotements, quatre cent mille à plonger mystiquement dans ce Lièvre de Patagonie, qui continue sa course folle parmi le grand peuple des lecteurs incrédules. Le lièvre, ce sont, qui l’ignore encore ?, les mémoires de Claude Lanzmann, le récit nonchalant, rieur, irrésistible, de cette vie extraordinaire. Extraordinaire : au sens premier du mot, car en effet, cette vie-là est la moins banale du monde. Précisément, quand, dans cette franc-maçonnerie des amateurs du Lièvre, se murmurent des impressions, revient, fatalement, cette phrase (qui généralement clôture la conversation) : Une vie comme ça, cela n’existe que dans les romans. Face à Claude Lanzmann, un sentiment nous étreint : une vie pareille est presque trop belle, trop pleine, trop forte. On en doute, là, comme ça. Et pourtant, Claude Lanzmann est indubitable. Irréfutable. Shoah est là. Les Temps Modernes, Beauvoir, la Résistance : il n’invente rien.  C’est donc Claude Lanzmann lui-même, et non sa vie, qui est le nœud du problème. Il n’y peut rien : le mal vient de plus loin. Il est né, et alors, comme Œdipe, la machine infernale était lancée. En mettant au monde son vieux grigou de fils, Madame Paulette Boully (qui pour nous, initiés de la loge aux grandes oreilles lapinesques n’est pas qu’un nom, mais désormais, l’inoubliable Mère, choyant Deleuze, Lanzmann ou Judith Magre) a mis au monde un fatum, une boule de billard dans le XXème siècle, une trouée fabuleuse mais au trajet logique, puisque inscrit dans cette matrice aux sourcils broussailleux : Claude Lanzmann lui-même.

Car c’est Claude Lanzmann en soi, et non sa vie, qui est hors-du-commun. Les effets, la cause : prenons-garde aux confusions. Il est un film, par ailleurs tout-à-fait oubliable, de Jean-Paul Belmondo, qui s’appelle L’As des As. On y voit un boxeur français, invité aux Jeux Olympiques de Berlin, en 1936, effectuer une succession loufoque d’actions en 35mm : il sauve une famille juive, gagne une médaille sur le ring prussien, tabasse Hitler en sa demeure autrichienne, prend la fuite dans une voiture avec un ours (?), conduit magistralement un l’avion, se fait draguer sans retenue par la sœur du Führer. C’est absurde, de bout en bout, c’est absurde mais on y croit. Parce que c’est Belmondo, je veux dire : cette montagne de franchise virile, goguenarde, gouailleuse, bagarreuse. Il est en Allemagne, c’est le nazisme : alors forcément, il doit rencontrer Adolf, lui donner une juste leçon, faire triompher la justice, séduire Mare-France Pisier, la belle Marie-France Pisier. D’où une profonde sensation d’incompréhension, en écoutant les gens me dirent : C’est incroyable cette vie de Lanzmann, n’est-ce pas ? Non, mille fois non. Car enfin vous ne  connaissez donc pas le nom de celui qui joue le héros de ce film belmondesque qu’est Le Lièvre de Patagonie ? C’est Claude Lanzmann : tout s’explique.

Du reste la parenté entre Lanzmann et Belmondo est infiniment plus vraie que de prime abord. Dans La Tombe du Divin Plongeur, le recueil d’articles que Claude Lanzmann vent de faire paraître, il dresse le portrait du héros de L’As des As. Belmondo, selon Lanzmann, possède une présence au monde tout à fait unique, une innocence d’enfant railleur qui ne tient qu’à lui. Rendons à L’As des As ce qui lui appartient : Lanzmann est plus roublard que chérubin. Pour le reste, les deux hommes, le journaliste et l’acteur, sont semblables. Le physique, pour commencer : cette même sudation de prophètes du ring, sans doutes sans failles, pleins de railleries et de tendresse. Il est rare que les intellectuels aient un rapport au corps comme celui qu’entretient Lanzmann. Chez lui, tout n’est que tendons, masses, muscles, humeurs, suées. Chez Lanzmann il y a une évidence anti-cérébrale d’être là, hic et nunc, d’habiter son corps, une absence de doute dans cet ancrage. Ce n’est pas seulement un bon vivant : c’est un corps qui pense. Un corps qui se sait corps pensant. Lanzmann est rafraîchissant, éternellement, car la pensée, pourtant complexe, pourtant nourrie par le Sartre le plus austère, le Husserl le plus rude, cette pensée n’est jamais sécable d’un ventre, d’oreilles, d’yeux, toutes ces choses qui agrippent ce monde qu’il adore. Car ne niant pas la Lettre, le réel encalciminé, il en aime d’autant la réalité d’un buste, le décolleté d’une calanque. Jamais Lanzmann ne lévite, ne s’évapore. Il ne se prend pas assez au sérieux pour être un pur esprit. Dans le Lièvre, il est d’ailleurs frappant de constater que Lanzmann est bien plus fier de sa résistance physique aux trajet en avionsisraéliens, plutôt que de ses fulgurances philosophiques. Evidemment, c’est Sartrélanzmann comme on dit : Sartrécamus. Pourtant, par cette pratique du corps s’échappant, de cette liberté authentique car dépassant en l’englobant le charnel, thématique qui est dans toute l’œuvre de Lanzmann comme un fil conducteur, je parlerais plutôt de Merleau-Ponty. Souvenons-nous de ces pages de la Phénoménologie de la Perception, sur les malades, les amputés, les aveugles, ceux dont le corps et l’esprit ont divorcé à jamais. Lanzmann, lui a  uni pour toujours son corps d’ogre narquois ou de jeune homme avide à ses actes, sa pensée. A l’inverse de son ami Sartre, qui à l’évidence, détestait son corps, il n’a pas vécu sa vie par ses œuvres. La biographie, factuelle de Sartre est ennuyeuse, à moins que ce ne soit Sartre qui l’écrive. Philosophiquement fabuleuse, chronologiquement banale : c’est cette dichotomie que Lanzmann refuse. Il a compris que d’un donné, il faut bâtir, se projeter. Construire ce mélange incarné et sanguinolent de noblesse et d’aventures, de sens et de bon vins, de gueuletons et de combats. Parfois, la vie de Sartre déroute : un hiatus, de prime abord, entre les pages d’engagement, et l’existence, les compromissions. La vie de Lanzmann n’a pas besoin de justification, d’explication : elle est là, elle est un sens. Merleau-Ponty aurait dit : un geste. Dans un baiser, il y a, ramassés, ressaisis, conjoints, projetés, à la fois la res extensa et la res cogitans, le frémissement du corps et le désir spirituel, les lèvres et l’espoir. La vie de Lanzmann, c’est un baiser à son siècle.

De fait, Lanzmann ne finasse jamais. Il est véritablement ce qu’il pense. Claude Lanzmann vivant est la monstration animée de sa pensé. D’où un sentiment d’immédiateté, de gaieté, de dérision, tout Belmondesque. Je reprends : ce n’est pas la vie de Lanzmann qui est extraordinaire, c’est lui. Lui, qui a choisi d’être le boxeur des Temps Modernes, l’athlète suant de l’existentialisme. Le Belmondo de Saint-Germain-des-Prés. Il y a chez Lanzmann, comme chez Bébel, un rapport au corps qui donnerait presque l’impression de se trouver en pleine campagne. Une certaine ruralité. Un éclat dans l’œil presque paysan.  Ce n’est pas une incapacité à s’élever vers les hautes cimes de la pensée ; c’est précisément ce mélange altier de fulgurance et d’authenticité, que l’on appelle bon sens. Claude Lanzmann est l’intellectuel populaire. Comme les acteurs populaires, les intellectuels populaires, sont hélas, rarement pris au sérieux.

Ainsi, il va Claude Lanzmann, terrien et profond, gaulois et phénoménologue. On le remarque parfois, même dans cet abîme de silence et d’effroi qu’est Shoah. On marche, la lande est terne, un Polonais s’enfume. Lanzmann, qui nous prend par la main, comme un lapin d’Alice, un lièvre d’Alice, vers le Royaume Profond des Ames en Peine questionne le Silésien, avec bagout. Puis, la vodka : une, deux, on ne sait plus. Ils discutent, Lanzmann, force tellurique, lui pose la main sur l’épaule, et nous voilà dans un bistrot du côté de Montparnasse. Lanzmann a le sens de la dérision. Il souffre, parfois profondément, comme une chaire saigne, mais il y a une infinie pudeur, la vraie élégance de ces gens du temps jadis, râpeux et fiers, qui enfilaient invariablement trente-six complets-vestons avant d’oser sortir. Une autre fois, la silhouette virile gourmande une interprète : on imagine ainsi Belmondo, en noir et blanc, dans A bout de Souffle, réprimander, pour la frime, la divine Jean Seberg.

Je me reprends : le vrai mystère, c’est cette lucidité, cette évidence du monde, inscrite dès la naissance chez Claude Lanzmann. Cette mâle assurance, détachée de fausse-modestie parasite, d’introspection tatillonne. Pas sa vie : il est tombé dedans quand il était petit. Il ne nie pas son appétit, de tout, des femmes, de la vie, mais les transcende. Cela vaut mieux que des satyres ou des pisse-froids. Le chapitre des amours nord-coréennes de notre héros, dans le Lièvre, n’est en ce sens pas surprenant : pourquoi refuser de conquérir une infirmière en pleine dictature communiste ? Claude Lanzmann, ce corps rabelaisien avec une tête sartrienne, ce personnage improbable du grand roman français devait le faire : Tintin ne peut pas ne pas trouver le secret de la Licorne.

Il faut donc lire, le dernier épisode des Claude Lanzmann (comme on dit : le dernier des Pardaillan, ces Pardaillan que Sartre aimait tant). Faut-il résumer, pour nos amis de sept à soixante-dix-sept ans les précédentes aventures ? Claude Lanzmann dans le maquis de Clermont-Ferrand, avec Beauvoir, à Saint-Germain des Près, en Allemagne, sur une plage d’Israël, avec Ben Gourion, Mitterrand, Fanon, Deleuze, en train de faire écrire à Eluard des fausses premières copies de ses poèmes, en avion, en bateau, toutes ces choses sur lesquelles je passe, alors que, comme tous les lecteurs du Lièvre, elles hantent à jamais mon imagination. Cette fois-ci, Lanzmann rencontre Antoine, le chanteur, en un hilarant échange, entre ces deux désabusés, puis  le Mime Marceau, Tati, Richard Burton, la Reine d’Iran… Il faut lire Lanzmann, car cet homme-là écrit comme il vit : une intense réflexion, dissimulée par la force tranquille d’une plume, d’un pas, tous deux sereins, chaleureux et ironiques. En fait, chacune des phrases de Lanzmann est très travaillée, au hasard, cette ouverture du portrait d’Aznavour : «Une heure était à tuer. Nous la tuâmes en taxi, autour du Colisée à Saint-Pierre et au Quirinal. Il n’avait jamais vu Rome». L’asyndète flaubertienne, avec l’accent de Jean Gabin. Ou encore ce vrai-faux reportage aux côtés du Dalaï-Lama, petit poème en prose, où la rêverie s’évade en caravanes. Un faux naturel, mais qui est évident, charnel, sympathique. Ses phrases sont des accolades. La phénoménologie terroir. C’est bien simple, même quand il cite Hegel, Lanzmann le noie dans cet aura du Paris du Boulevard du Crime, Hôtel du Nord, Gauloise fine, chapeau mou, et deux francs cinquante le demi en terrasse.

Je conseillerais néanmoins à tous les lecteurs de ce Divin Plongeur de commencer par la fin. On est alors dans Shoah ; on ne dira jamais assez combien ces neuf heures de purgatoire, froides et noires comme du basalte, sont essentielles. Lanzmann ne croit pas aux déclarations éthérées, aux théories exsangues. Il nous fait ce tremblement sec du coiffeur des camps, le visage de Karski ou la gare de Treblinka, pour prendre conscience. S’ancrer, toujours. Mais la chaire n’est jamais que masse, res extensa, non, il lui faut biaiser, ne pas s’enliser dans sa facticité. Alors Lanzmann ne représente pas, il montre l’à-côté, comme l’esprit de la Shoah, l’essence, au sens olfactif, ce que Baudelaire nomme le «charme profond magique, dont nous grise, dans le présent le passé restauré». Le spirituel incarné et non représenté, incarné mais poétiquement, en un gaz, mi-physique, mi-poussière. Et de massacrer, proprement, Steven Spielberg et son indécence hollywoodienne. Mais Shoah n’est pas le plus passionnant dans ce livre : les portraits, les récits, et puis, enfin, en ouverture, cet article important, Le Curé d’Uruffe.

Le Curé d’Uruffe est majeur ; capital, même. C’est un procès, Lanzmann raconte. On est dans la France du Rouge et le Noir, catholique, austère, vallonnée de chênes noirs. Un curé a tué sa maîtresse, elle était enceinte, l’enfant est mort dans son ventre. Et Lanzmann, avec un brio, une profondeur d’esprit indescriptible, décrit ce ballet des hypocrites, accusation, défense, tous se taisent, évitent, en relevant la pointe de leur soutane, de toucher ce corps gisant, ensanglanté, celui de la Raison d’Eglise. Et Lanzmann en ébullition, sur le banc des assises de Nancy. Quoi ? Juger ce curé sans parler du célibat, juger ce curé et taire le silence d’un village face aux dépravations de son prêtre, répétées, tenaces, avec des enfants, des jeunes enfants, juger et se taire, se taire sur le quotidien taiseux et sinistre d’un homme aux ardeurs interdites. On le sent : Lanzmann est horrifié par le crime, mais le célibat l’indigne. Nier le corps est une faute, et le meurtre s’ensuit. Et tout à coup, dans ce récit un malaise : au fond, ce que Lanzmann nous explique dans Le Curé d’Uruffe, n’est-ce pas que les déterminations sociologiques, psychologiques, politiques sont plus importantes que la conscience d’un homme ? Car enfin le curé aurait pu ne pas tuer. Et il l’a fait. C’est Lanzmann qui parle : l’homme de Shoah, le procureur de la banalité du Mal, celui qui souffre dans ses muscles lorsqu’on dit que le contexte, l’Histoire, l’engrenage, tout destinait à Auschwitz. Comment un homme de gauche peut-il penser le Mal ? Comment penser l’affaire Mohamed Merah ? C’est un grave problème, que Lanzmann nous lègue sans ménagement. Peut-être la Shoah est elle une telle horreur, un tel saut qualitatif est il franchi, que les pesanteurs, les déterminismes, ne sont plus des motifs. Personnellement, à écouter Lanzmann, je tenterais une autre résolution : à la Merleau Ponty. La somme des raisons n’est jamais, dans la sphère du libre-arbitre humain, un motif suffisant. Pour comprendre il faut reconstituer cette situation, l’Allemagne nazie, le Village d’Uruffe, les banlieues de Toulouse, celle précédent le passage à l’acte. Mais le saut entre le Bien et le Mal ne souffre d’aucune cause, car il ressort de l’absurde liberté de l’Homme : c’est la leçon, évidente, éclairante, populaire, de Claude Lanzmann.