Stromboli est à mes yeux le plus grand film (de cinéma) de tous les temps. Parce que se consume, en son dedans, la notion si insupportable finalement de spectacle. Ne faut-il pas préférer, contre toutes les vagues, les œuvres supérieures, celles qui, loin des foules, préfèrent dire les émotions plutôt qu’encaustiquer les Oscars ?

Un réalisateur italien (le plus grand de tous, de très loin) va devant vos yeux, mesdames, messieurs, détruire l’icône absolue du cinéma hollywoodien. Nous sommes invités à un étrange happening : ce film n’est pas une stricte fiction, il est un documentaire méticuleux, parfait et sadique, sur l’humiliation de l’Amérique, via sa star, par des petits ploucs italiens qui pratiquent l’art cinématographique comme la pêche au saumon.

Stromboli-Rossellini
Ingrid Bergman dans Stromboli de Rosselini

On pourra gloser sur les cruautés de Hitchcock envers ses actrices à longueurs d’années ; elles sont moins passionnantes, et surtout plus impuissantes (au sens sexuel du terme) que les aventures d’Ingrid Bergman baisée par Roberto et ici, pendant deux heures, livrées à ses griffes, à son athéisme hésitant, à ses névroses répertoriées. La scène, merveilleuse, de la pêche, et qui revêt un quasi-caractère de documentaire, nous avertit que le genre du film sera bâtard ; de même que le lapin dévoré par un furet reconnaît qu’il y a dans la nature des rapports de force que les grands artistes savent ne surtout pas rectifier.

Ingrid est faite comme une ratte : l’Italie, vue des arrogantes collines où la Fox est installée, ressemble à cette île microscopique à la pierre noire dont jamais on ne s’échappe. Ingrid ne parle pas la langue des autochtones : elle ne parle que la langue du cinéma, de ses apparences et des mouvements, quand eux sont accrochés au seul sol qu’ils connaissent au monde.

Scène du film Stromboli
Scène du film Stromboli

Comment Roberto va-t-il s’y prendre pour inculquer de la morale à ce qui, sans sursaut mystique, ne resterait qu’un simple film génial de Rossellini ? En cassant le déterminisme : le lapin aurait peut-être pu échapper au furet, de même que le curé de l’île aurait pu, aurait dû accepter les propositions indécentes d’Ingrid visant à la délivrer de ce cauchemar. Mais à quoi peut-elle échapper ? demande la caméra de Rossellini. Au vide ? Impossible puisque la vacuité c’est elle : l’île est violente au prorata de l’abîme de néant qui réside dans le personnage féminin, ancienne «collabo» qui évidemment n’a pas collaboré par conviction : elle ne sait pas penser, mais seulement rêver à des ailleurs d’Amérique et de visons, de boutiques. Ce n’est pas son passé qu’elle paye ici : mais l’avenir qu’elle se rêve. Elle paye l’avenir qu’elle n’aura quand même pas. La punition est au carré.

Tout semble comploter contre elle, sur Stromboli, chaque caillou et chaque grand-mère, chaque poisson et chaque nuage, chaque algue et chaque vieux chien abandonné : Ingrid, incapable de s’humaniser, de s’échapper de l’île de son égoïsme borné, de son égocentrisme moche, de ses besoins creux, ne peut jamais faire advenir quoi que ce soit de sacré, c’est-à-dire d’humain, dans la réalité où, de fait, elle est moins prisonnière que d’elle-même. C’est son vide qui est cerné : l’îlot c’est elle, avec son rien tout autour en guise d’océan. Comment Roberto, donc, va injecter de la morale ? Par une rédemption qui n’est pas celle de la mort au milieu du soufre sur le volcan, à la fin (dans la vraie fin, pas la fin alternative des curés où Ingrid trouve la foi et retourne au village, heureuse) : par une rédemption plus fine, plus spéciale ; elle est sauvée parce qu’elle est réellement haïe par des humbles qui sont aussi des bêtes, un curé qui sait tout de l’Eglise mais ignore tout de la foi – elle est haïe des hommes et pour cela, nous entrons en communion avec elle, si antipathique mais si seule, si isolée entre la haine qu’elle reçoit et l’amour qu’elle ne saurait donner, quand bien même elle en posséderait un atome en elle. Ce qui n’est pas le cas, dit le film, aussi noir que la pierre de Stromboli. Au-dessus du volcan le ciel est parfois bleu.

6 Commentaires

  1. Bonjour M. Moix

    Le plus grand film italien de tous les temps est « Il sorpasso » (le fanfaron) de Dino Risi avec V. Gassman et JL Trintignant. C’est une sorte de voyage en Italie accéléré.
    A quand une critique de ce film dans votre rubrique ?
    Je serai ravi d’échanger plus longuement avec vous sur ce film, lorsque vous l’aurez revu.
    Merci de me contacter.

    • il sorpasso est « très sympathique » et admirablement joué
      le plus beau film est …..
      1. « rome ville ouverte » RR
      2. « l’île nue » de .???.. (japonais)
      3. « l’humanité » de bruno dumont
      4. « cris et chuchotements » Ingmar Bergman
      5. La notte M Antonioni
      etc etc etc etc

      Bonsoir
      Dirty

  2. Bergman n’a jamais été aussi touchante. Aussi belle.
    Quand Hollywood et l’Italie se rejoignent.

  3. le plus grand film de toute la production mondiale, tombé du ciel grâce au plus grand écrivain de tous les temps, le plus grand de tous de très loin.
    pauvre moix, tu t’ennuyais après Villepinte