Ca va, Yann ?
Très bien Bertil… Je rentre de Berlin…
Tu lis du Max Jacob ?
Oui. Nous sommes le 22 février. Dans deux jours, il y aura un anniversaire. Un pénible et douloureux anniversaire. C’est un 24 février, 1944, dans l’abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire, que trois agents de la Gestapo d’Orléans sont venus (il était onze heures du matin) arrêter Max Jacob. Max Jacob était né juif : il se convertit plus tard au catholicisme. Il mourra en déportation, au camp de Drancy, d’une pneumonie, quelques jours plus tard. Les bottes de la Gestapo ont résonné chez les bénédictins. Comme elles résonnèrent, au Carmel d’Echt, quand les mêmes jumeaux soldats vinrent chercher la juive Edith Stein, recluse avec ses soeurs pour vivre dans la Passion du Christ. Nous ne devons pas oublier ceci : que la judéité a fait plus de victimes que le judaïsme. Que le judaïsme n’eut aucun sens pour Hitler. C’était la chair juive qui l’intéressait : la génétique, le génome, l’ADN. N’est juif que le juif biologique. Toutes les formes du péril entourent le juif enjuivé de naissance, à la naissance, par la naissance. Aucun destin d’aucun juif, pour les nazis, n’est rectifiable. Goebbels lui-même aurait affirmé qu’il n’y voyait pas très clair dans l’idéologie nazie, qu’il ne voyait pas trop ce que recouvrait, au fond, le concept de « national-socialisme ». Il recouvrait ceci : une vision biologisante du monde. Il était fondé sur la prépondérance du vivant sur le vécu, du naissant sur l’accompli, du donné sur le devenir, de l’état sur l’évolution. L’idéologie n’est pas tant la mise en place d’un programme englobant un ensemble de propositions issues de réflexions et d’idées au pluriel, que la matérialisation têtue d’une seule idée, une idée unique, portée à l’incandescence, une seule et unique idée poussée à bout, jusqu’à son paroxysme. L’idéologie consiste d’abord à plaquer sur la réalité, indépendamment des résistances de cette réalité, indépendamment de ce que peut recevoir, admettre, endurer la réalité, une théorie qui ne supporte rien d’autre que ses propres postulats. Dans l’idéologie, le postulat est théorique mais la conclusion, conçue logiquement au sein de la théorie, doit s’observer dans la réalité. L’idéologie est donc le plaquage d’une seule et monomaniaque idée théorique sur l’infinie complexité du monde réel. Pour s’adapter à la vision établie par le dogme, la réalité doit entrer tout entière dans une définition, faire oublier chez elle ce qui en déborde, faire taire en elle ce qui viendrait contredire les thèses ou faire dérailler les conclusions. L’idéologie ne tolère pas que la réalité dépasse du cadre qu’elle instaure. Non qu’elle veuille rendre le monde plus simple : mais elle prétend résumer la complexité de l’univers dans une idée censée le rendre enfin lisible et cohérent. Puisque le monde ne peut se lire lui-même, donnons à sa gratuité apparente le sens qu’il réclame enfin.
Le sens, c’est celui de l’Histoire…
L’idéologie ne peut se concevoir, dans sa manière de vouloir ordonner le chaos, de vouloir proposer une table des matières à une matière qui semble pourtant toutes les refuser, que par rapport à une direction de l’Histoire : elle représente une étape sur le chemin d’un progrès qu’une catégorie d’hommes a jusque-là freiné. Pour les nazis, la catégorie freinante, la catégorie freineuse, celle qui a empêché l’aboutissement de l’Histoire, celle à cause de laquelle l’Histoire a été bloquée dans le processus téléologique de sa réalisation ultime, de son épanouissement nécessaire et dernier, ce sont les juifs. L’idéologie nazie est celle qui s’en prend aux juifs. Elle se fonde par conséquent nécessairement sur la race : l’idéologie nazie propose que le monde soit lu par la race. Que les relations humaines soient expliquées par la race. Que le destin du monde se règle au nom de la race. Telle est la seule grille de lecture de Hitler. Il ne s’agit pas de l’expansion d’un empire, que de l’émergence d’une race enfin nettoyée, une race lavée de toute originelle souillure, une race épurée de tout métissage. Le nazisme est le régime monomaniaque d’un dogme précis : la diversité des humains doit être revue, corrigée, par la théorie raciale et ses thèses génétiques, scientistes, dont on sait aujourd’hui qu’elles sont fausses. Est fausse, quoi qu’il advienne, toute lecture de la réalité basée sur une monovision ; l’idéologie est un cyclope, mais un cyclope aveugle. La race souilleuse, la race tumorale, la race à éradiquer est un virus de race : c’est la « race » juive. L’idéologie se met toujours en branle en fonction d’un ennemi précis.
Le communisme, autre idéologie…
Et qui repose aussi sur une monovision du monde et s’appuie sur un ennemi tout aussi précis. L’obsession n’est pas la race, mais la caste. C’est un régime qui freine l’évolution de l’Histoire, empêche qu’elle se conclue dans son universel déploiement : le régime tsariste, le régime des nantis. Le sang est coupable, plus que la race. L’hérédité sociale, plutôt que l’hérédité biologique. On s’en prend davantage à la généalogie qu’à la génétique. Le communisme n’entend pas élever une race pure au-dessus des races impures, ni de séparer les humains en fonction d’une hiérarchie physiologique, de catégories reposant sur le génome : Lénine entend fonder une société nouvelle. La pureté recherchée n’est plus raciale mais sociale. Il y a toujours cette idée du virus. De la contamination. De la souillure. Il s’agit, cette fois, d’opérer le monde d’un kyste socio-économique. L’explication du monde ne passe plus par le médical, mais par le capital. Ce ne sont plus les gènes qui fournissent la compréhension universelle des bouleversements, mais la redistribution du capital. Les ouvriers n’établissent pas une race nouvelle : mais une société nouvelle. Quant au fascisme, Mussolini, lui ne voulait ni créer une race neuve ni une société neuve : mais un homme neuf. Un homme nouveau. Ce qui semble encore plus abstrait. Hitler, c’est la science : les races. Lénine, Staline, c’est l’économie politique : la société. Mussolini, c’est quoi ? La littérature ? Mais quelle littérature ? La poésie ? Mais de quelle poésie parle-t-on ? Brasillach trouvait dans le nazisme une forme de poésie : bien que la poésie, à mon avis, n’a strictement rien à voir dans cette affaire, on est en droit de se demander si, dans le nazisme, Brasillach n’admirait pas d’abord le fascisme. C’est le fascisme du nazisme qui le séduisait.
Ensuite, très vite à vrai dire, Brasillach est tombé – ce qui n’était pas le cas au tout début – dans un antisémitisme aveugle qu’il l’a totalement lié à l’Allemagne nazie. Mais je pense qu’au fond, il était davantage en adéquation avec le régime de Mussolini, ce qui ne le rachète en rien : à ce niveau d’aberration politique, il est évidemment impensable de commencer le jeu des comparaisons. On peut comparer les idéologies, les structures, mais comparer les « résultats » – on dira plus volontiers : les conséquences – est quelque chose qui paraît extrêmement périlleux. C’est là le travail des historiens. Ce qui est intéressant, dans le cas de Mussolini, par rapport aux deux autres idéologies du vingtième siècle, c’est sa spécificité d’utopie littéraire, sa volonté détraquée de « poésie ». Car l’élaboration d’un « homme nouveau », cela ne repose pas sur des critères très clairs. Les critères de Hitler sont fous et malades, erronés et monstrueux, mais ils sont clairs. Les critères de Lénine et de Staline sont théoriques et abstraits, froids et finalement naïfs, mais ils sont clairs. Les critères mussoliniens semblent plus flous : bonne santé, bonne figure, adoration d’un chef, d’un pays, connaissance de l’Histoire revisitée de ce pays, impérialisme, nationalisme, traditionalisme : le tout dans un univers de propreté absolue, où tout doit être dressé en direction du chef, où tout doit être nettoyé, lessivé, où tout doit être rangé. Où tout le monde doit penser la même chose. Les modalités sont strictes, mais leur cohérence semble davantage formelle que fondamentale, y compris dans l’esprit du Ducce lui-même. On a le sentiment que Hitler se moquait de « passer la main » une fois son travail accompli, que Lénine puis Staline savait qu’ils incarnaient un « moment » de l’Histoire – même si tous voulaient s’inscrire dans cette Histoire et même jusqu’à lui donner leur visage pour l’éternité – mais que Mussolini, lui, ne supporte pas que le fascisme puisse demain s’incarner dans un autre que lui. L’Allemagne hitlérienne devait commencer avec Hitler, le communisme commencer avec Lénine et se continuer avec Staline, tandis que le fascisme semble devoir commencer, se développer et s’achever avec Mussolini, un peu comme une oeuvre avec son créateur. Nous nous sommes écartés du sujet, je le sais. Adressons, quelque soit la langue, mais adressons, aujourd’hui, une prière à Max Jacob.
Propos recueillis le 22 février 2012.
En mon nom personnel et au nom de l’association que je représente, je vous remercie de vous joindre à la commémoration de la mort de Max Jacob arrêté le 24 février 1944 à son domicile, mort sur le chemin de la déportation le 5 mars suivant au camp de Drancy. Notre association est née dans l’émotion du retour de sa dépouille en 1949 à Saint-Benoît-sur-Loire où il souhaitait reposer. Chaque année un hommage à sa mémoire lui est rendu tout comme à Drancy et Quimper. Notre association a pour mission de mieux faire connaître son oeuvre et de lui rendre hommage. Nous vous remercions d’y contribuer.
Patricia Sustrac, présidente de l’association des Amis de Max Jacob
site internet: http://www.max-jacob.com et cahiersmaxjacob.org
Le 22 février 1942, c’est le jour où Stefan Sweig s’est suicidé en 1942.