L’e-book s’arrache et on sait bien pourquoi : c’est le livre qu’il s’agissait de tuer. Le livre fait peur : il intimide. Il s’agissait d’avoir sa peau. C’est pratiquement fait. C’est la revanche de l’analphabétisme et de la barbarie sur ce qui restait de civilisation et de culture. Avec la mise en place, parfaitement huilée, des procès qui accompagnent ceux qui (ce sont les derniers) lisent vraiment. Lisent véritablement. Le numérique (livre, mais disque aussi, mais film) aussi a déclenché une maladie neuve, un mal inédit : « l’intégralite ». L’intégralite est une maladie qui consiste à vouloir posséder l’intégralité de quelque chose dans le seul but de sa possession. On télécharge les œuvres complètes de Balzac, de Proust, de Tolstoï, etc., mais c’est dans l’unique intention de les faire taire une bonne fois pour toutes, comme si le simple fait de les télécharger nous les faisait lire et digérer à la vitesse même de ce téléchargement. Implicitement, on demande à la lecture d’avoir lieu autrement, à notre insu, par l’illusion qu’on aura, par la magie numérique, de s’y adonner plus tard, demain, un autre jour, n’importe quel jour pourvu que ce ne soit pas aujourd’hui.
On a remplacé le fait de lire vraiment par l’illusion de lire un jour : l’accumulation d’œuvres téléchargées fonctionne comme un faux mirage : notre lecture n’aura jamais lieu, elle est fictive, on le sait, mais on se fait croire à soi-même (vraie fausse illusion) qu’on lui accordera le temps qu’elle réclame. Téléchargeant des centaines de livres, l’e-booker, qui n’est jamais un lecteur mais un simple liseur (c’est un surfeur, ce n’est jamais un plongeur) oublie qu’il ne télécharge pas seulement des livres, mais aussi le temps qu’il lui faudra (qu’il lui faudrait) pour les lire. Seul un non lecteur, seul un faux lecteur, seul un pseudo lecteur peur rêver d’avoir à portée de main des millions d’ouvrages à lire : l’intégralité remplace l’avoir par l’être. Le but du jeu est d’enterrer à jamais les œuvres par le seul fait de les posséder toutes. Posséder tout Balzac revient à obtenir la permission de ne jamais avoir à en lire une ligne. L’e-booker s’achète du fantasme, s’offre du mensonge, loue de la sensation. C’est le nouveau bourgeois : on possède tout sans connaître rien. L’e-booker, en ce sens, est un salaud. Il baigne et barbote dans une boue cultureuse, ébahi par sa propre puissance nulle. Orgie numérique oblige.
Un véritable amoureux de la littérature préférera ne posséder qu’un seul livre (Ulysse ? La Recherche ? L’Iliade ? ) et le relire en boucle toute sa vie. Le lecteur est supérieur au liseur parce qu’à la quantité qui ne veut plus rien dire, il préfère la qualité qui veut dire quelque chose. Les lecteurs numériques, c’est-à-dire les liseurs, sont des morts glacés, des cuistres et des bourgeois. Ce sont des hommes d’amoncellement et de stockage, de ceux qui gardent et entassent ce qui est gratuit. Ce sont des radins. Ce sont des petits. Ils sont dans leur librairie comme dans un harem : accès à tout, tout le temps. L’écoeurement pourrait guetter : mais non. Ils ne liront pas plus demain qu’ils ne lisaient hier : ils se font simplement davantage croire à eux-mêmes qu’ils deviendront demain les lecteurs qu’ils ne furent jamais. Lire, c’est s’absorber dans une œuvre et une seule, ce n’est pas, ce ne sera jamais, se dissiper dans toutes. Quant au sacro-saint argument du « c’est pratique », je le récuse comme la dernière des choses vulgaires, grossières, pornographiques. Car cela laisse plus de place pour quoi ? Pour la console de jeu ? Les fringues ? Les produits de beauté ? Les lunettes de soleil ? Les ustensiles de la frime ? Combien de livres comptez-vous lire quand vous partez en voyage ? 1 234 ? Cessons la rigolade : vous n’en lisez que deux (mettons : trois) dans une année, et encore : en les frôlant, en surfant dessus.
L’e-booker veut la mort du livre, et il l’aura. Le livre l’a trop humilié, l’a trop dominé, l’a trop remis à sa place. Sur une tablette, le livre fait moins le malin, et avec lui le texte, qui doit se faire une place parmi les liens, l’hypertextualité permanente et les dessins animés. Bien joué, les gars. A ceci près que vous êtes des morts qui jouent aux vivants.
Pour ce qui est d’emmagasiner des oeuvres, comme des collections, la même règle s’applique pour les possesseurs de livres en tant qu’objets. Et rares sont ceux qui les lisent. D’autres, plus amoureux de l’objet en lui-même que ce qui est écrit. Quel que soit l’écrin, l’écrit touchera toujours… Ce qui est important est l’écrit en lui-même et non de le lire sur tel ou tel support. Simplement, il faut que le support reste pratique. Cette polèmique est la même lorsque Gutenberg inventa l’imprimerie. Il eut en face de lui les fameux moines-scribes. Ensuite le débat suivit l’évolution en fonction des outils de plus en plus sophisitiqués et la démocratisation de la lecture, puis de l’écrit.
Vendre un objet à des personnes qui n’aiment pas lire, je dis bravo, chapeau bas, messieurs…
Parce que lire, cela peut être découronner un livre, en sentir le papier, voir pour certains livres passer son doigt sur les caractères que la Linotype a fondus que l’Heidelberg a imprimés…
et si le « vrai » lecteur (puisque vous établissez ce critère) ce serait celui qui aime lire, tout simplement, peu importe le support.
LOL
Je n’ai jamais autant lu que depuis que j’ai un kindle. Est ce que cela fait de moi un imbécile incapable d’aimer un livre ? Je ne crois pas…
Un article de blog juste présent pour faire un peu de buzz pour se faire de la pub, mais Frédéric Beigbeder l’avait déjà fait cette tirade d’un autre temps.
Attendez, je regarde mes lectures récentes… Depuis un an que j’ai un e-book, j’ai lu plus d’ouvrages classiques que durant toute ma scolarité (classe préparatoire littéraire comprise). La même chose vaut d’ailleurs pour la littérature contemporaine.
Donc non, la lecture sur écran n’induit pas une dégradation des comportements de lecture. En revanche, elle induit peut-être une lecture plus exigeante sur la qualité : quand on a le trésor du domaine public sous la main, on réfléchit à deux fois avant d’allonger 20€ pour des auteurs qui méprisent leur public.
L’e-bookeur de Moix n’existe pas, on ne voit vraiment pas pourquoi il se met comme ça la rate au court bouillon, si ce n’est pour le plaisir de se sentir supérieur.
Personnellement, j’en lis des tonnes, de livres, vous n’avez pas idée, cher monsieur Moix. Et sur papier, en plus. Mais non pas comme vous par snobisme primaire, plutôt par paresse, incapacité à changer mes habitudes, et crainte de bousiller la fichue tablette en la laissant tomber dans ma baignoire ou sur les rails du RER. Il n’y a pas de quoi se vanter.
Votre problème, c’est que vous sous-estimez le texte. Comme si un beau texte n’était pas magnifique quel que soit le support… et comme si une daube comme ce que vous venez d’écrire n’était pas aussi inutile sur papier que sur écran. La plupart des gens parviennent à faire la part des choses entre le texte et le support, contrairement à vous.
Eh oui, au temps de Gutenberg, sans lequel ce monsieur ne pourrait exercer ce métier, on tenait le même genre de discours à propros de l’imprimerie.
Tout un monde doit évoluer, de l’auteur à l’éditeur c’est la plongée dans l’inconnu. La sanction pour ceux qui ne sauront s’adapter sera sans appel: ils disparaitront. Et bien naturellement cela fait peur et la peur engendre la haine…
Je retire le message précédent : mon message d’hier n’était pas apparu dans un premier temps. Mes excuses.
Je savais qu’il y avait un potentiel défaut de jugement dans ma prise de défense des livres quand votre coup de gueule inquisitorial n’en voulait qu’à leur support électronique. Si je conteste l’idée qu’on décide à la place de la postérité, c’est que j’accorde à l’internet un rôle à jouer dans la diffusion des œuvres potentiellement durables. L’internet représenta un espoir extraordinaire auprès de millions de musiciens rejetés par le Grand Comité Marketing de l’industrie du disque. Un espoir fulguramment déçu dès lors que la démultiplication exponentielle des prétendants noyait les légitimes et les illégitimes sur une même place mondiale pleine à craquer. Il est devenu possible, néanmoins, d’y faire poindre le nez d’un iceberg. Un peintre autiste, dont la capacité à se tisser un réseau professionnel dépasse le zéro dans l’espace négatif, se trouvera dans la Toile une voie ou deux vers deux ou trois âmes réceptives dont l’idée qu’elles existent l’aideront à tenir dans les moments d’inhumanité où plonge la solitude radicale. Je pense aussi que les galeristes n’ont pas un jugement plus infaillible aujourd’hui qu’ils n’en montraient du temps de Mondrian. Il y a des Officiels dont la lumière qui se pose sur leurs œuvres s’éteindra dès leur mort. Il y a des Refusés que leur mort seule poussera dans la lumière. Et si Napoléon III eut l’intelligence d’ouvrir les portes d’un Salon à leur intention, peut-être est-ce le Net à présent qui leur tend ses fenêtres. Il est des textes impubliables. Un HyperText Transfer Protocol mènera à un fichier cadenassé constituant leur coffre testamentaire. Un coffre que certains ouvriront, d’autres pas. Dont ceux qui l’auront ouvert se sentiront légataires de son contenu, et d’autres pas. Ce qui est sûr, c’est qu’un lecteur ouvrira sa Kindle mailbox et accédera au document PDF que lui expédiera un pestiféré ou simplement un loupé du monde de l’Édition, et qu’à cet instant inédit dans l’Histoire de la Littérature, le lecteur lambda aura une chance sur quelques millions de tomber sur un livre signé par l’auteur lambda. On pourrait imaginer qu’un écrivain qui se saurait partiellement impubliable repousserait l’offre qu’on lui ferait de publier son œuvre amputée des dimensions que le rejet qu’elles auraient provoqué rendrait plus précieuses à ses yeux. Savoir… que l’œuvre peut-être imparfaite, sans doute impeccable, indubitablement insécable, que l’œuvre elle-même en somme, aura la possibilité d’être plutôt que non. Savoir… que rien ne séparera jamais l’œuvre ni l’auteur de la partie d’eux-mêmes qui fonde l’unité de toutes leurs parties : leur anormalité.
Mon appartement est plus petit que ma bibliothèque. Je suis forcé d’ajouter une rangée de livres devant chaque rangée de livres. Il y a une bibliothèque invisible et une bibliothèque en attente perpétuelle de bibliothèque. Je suis tellement attaché au contact de l’arbre que je dois imprimer les pages en trompe-l’œil des introuvables que j’ai téléchargés avant d’en donner les feuilles à massicoter puis à coller dans une couverture souple. Je peux vivre ce que je vis. Je peux dire ce que je dis. Comment surmonté-je ce paradoxe? Va savoir… Sans doute une réalité que ma réalité recouvre. Cela fait si longtemps que j’ai appris à toucher ce que je ne vois pas. Le livre brûlé continue d’être compulsé par celui auquel son écorce n’avait pas attendu qu’il la referme pour se reformer.
Je partage pleinement l’avis de Yann. Je pensais être le seul à dénigrer les tablettes et à vanter les joies de tenir un vrai bouquin dans ses mains. L’odeur et la douceur du papier, l’odeur de l’encre, la jubilation de tourner des pages sont autant de plaisirs liés à la lecture. Il en est de même que de boire un excellent cru dans un gobelet en plastique. Un hérétique m’a répondu un jour que de toute façon il s’agissait du même vin et qu’il ne voyait pas où était le problème. C’est alors de la confiture donnée à des c… De lire l’article de Yann m’a fait beaucoup de bien. Rendez-vous bien compte tas de nazes qu’avec vos tablettes les faiseurs de fric vous manipulent et créent pour vous de prétendus nouveaux besoins pour prendre votre fric. Mais il est vrai que cela fait tellement tendance que d’exhiber une tablette en avion ou en TGV ou ailleurs pourvu qu’on le montre. Et puis rendez-vous compte c’est tellement bien de partir en vacances avec des centaines de livres que l’on ne lira pas. Les livres numériques, tout comme les disques, seront piratés à tour de bras. Les librairies fermeront. Les auteurs font déjà la gueule. Mais peu importe vous avez tous vos tablettes.
Juste une question aux pourfendeurs de M. MOIX : lequel de ces liseurs a lu un livre entier sur son e-book? Pas survolé, feuilleté, mais lu du début à la fin.
Mais c’est du vrai poil à gratter, un authentique empêcheur de tourner en rond, ah ça dérange…
Pourquoi tant de haine, et surtout d’ignorance et de mépris ?
Je soupçonne une bonne part de provoc gratuite et primaire, car faire passer des LECTEURS pour des demeurés comme vous le faites, il faut soit en tenir une sacrée couche, soit faire de la provoc gratuite et primaire. J’avoue, j’hésite fortement entre les deux. En tout cas, billet hilarant, merci, car essayer de faire de la littérature sur ce sujet, chapeau !
En langage familier on appelle ça se masturber le cerveau. Bon moment de rigolade à partager entre « liseurs ».
Eh bien, le moins qu’on puisse dire, c’est que vous nous en voulez, à nous lecteurs numériques ! Je ne sais pas ce qu’on a fait au juste pour mériter autant de haine, mais en tout cas c’est effrayant… Bon, ceci dit je ne me sens pas trop visé, parce que l’espèce de drogué numérique que vous décrivez ne correspond pas à la réalité.
Bonne continuation, je vais de ce pas manger un écrivain, il faut que je me dépêche si je veux atteindre mon quota journalier pour pouvoir finir ma journée en beauté par un autodafé de livres en vieux papier de bois d’arbre.
De la part d’un auteur qui a prétendu à l’esthétique de la « partouze » et a mis en lambeaux la littérature, ce petit sursaut réactionnaire est bien surprenant.
D’autant qu’il paraît difficile de taxer de stupidité des lecteurs qui sont aussi des bibliophiles.
Quand comme vous, on a servi la cause de l’éclatement vers le n’importe quoi, du chaos cool et des medias, du portnawak érigé en système de pensée, il est vraiment très surprenant de jouer la carte du grand auteur offusqué qui traite les possesseurs de e-book de cartoonists…D’autant que les cartoons c’est très bien et parfois supérieur à la mauvaise littérature, n’est-ce pas ?
Si je peux me permettre et je vais me permettre, vos « valeurs » sont à mille lieux de vos pratiques. Et derrière l’iconoclaste affiché, je vois un petit prof de français qui pique une colère au tableau…
Bravo Peter, bien joué ! en plein dans le 1000!
Mais pourquoi opposer l’e-book et le livre ? Ils n’ont pas la même finalité voila tout.
Mettons les côte à côte pas face à face !
Je n’ose même pas une argumentation pleine et entière face à la prose de M. Moix.
Alors juste une anecdote ?
Je suis parti en vacances en Ecosse avec ma tablette numérique et quelques romans.
J’ai lu les romans avec bonheur, lenteur et délectation.
Et puis à l’occasion des visites j’ai re-découvert la place de Walter Scott dans la culture écossaise. Il ne m’a fallu que quelques minutes pour télécharger l’intégrale de Scott et feuilleter… parcourir… découvrir … Certes je n’ai pas lu Ivanhoe mais j’en ai parcouru des pages, j’ai découvert la Dame du Lac et me suis initié à la poésie écossaise. Et non, je je lirai pas plus Walter Scott avant le livre numérique qu’après. Je n’ai pas le temps de tout lire, il me faut faire des choix dans ma vie. J’ai eu un bon aperçu de Walter Scott grâce à ma tablette. J’aurais pu feuilleter les livres à la bibliothèque en rentrant de vacances me direz vous ! Mais l’aurais-je fait ? C’est peu probable…
Personnellement je garde pour ma table de nuit ma tablette et mes livres : il me faudra juste prévoir une table de nuit un peu plus spacieuse.
Je vous aime beaucoup Mr Moix et je vous écoute avec grand plaisir chez Ruquier. Je pense que vous avez tort et que vous simplifiez les choses. Vous avez le même genre de réaction que ceux qui ont tant blâmé la télé au temps de son arrivée en France. Je suis une grande lectrice et je possède environ 48 caisses de livres dans un garde meubles de la région parisienne. J’ai remonté ma bibliothèque ici à Singapour ou les mètres carrés valent plus chers qu’a Paris! Je lis en anglais ou en Français indifféremment. Et je suis une grande lectrice … depuis toujours. Bien sur il y a des classiques ou des livres de chevet – quelque fois du moment, mais parce que j’ai vécu et travaillé dans des pays différents, parce que je voyage, et parce que les livres sont ma vie, je ne me refuse aucune possibilité d’avoir des mots sous les yeux, des histoires dans mes bagages!
Que diraient vos grands maîtres devant votre présence au cinéma, a la radio et sur ce blog? Vous utilisez vous même des moyens modernes de communication … mais est-ce que le fait que vous les utilisiez les dédouane de toute critique? Peut-on penser comme certain qu’un accès moderne a la lecture peut être aussi un moyen de faire lire? Avouez-le, tout est possible!