Yann, bonjour.
Bonjour Bertil…
Il reste quelques jours pour s’inscrire sur les listes électorales. Es-tu inscrit ?
Non. Je ne vote jamais aux élections. C’est chez moi un principe immuable.
Es-tu conscient que cela puisse choquer quelques esprits ?
Oui, sans doute. Mais je ne me positionne pas par rapport à ceux qui ne pensent pas comme moi, n’agissent pas comme moi. La principale difficulté de l’existence, et ce qui la rend passionnante, c’est précisément de ne se mesurer qu’à soi, à sa propre médiocrité comme à sa supposée propre excellence. Si je ne vote pas, si je ne vote jamais, ce n’est pas pour faire le malin. Je ne fais jamais le malin. Je ne vote pas parce que j’ai compris, dès l’âge de 18 ans, qu’aucune élection, présidentielle ou non, mais essentiellement présidentielle, n’était motivée de la part des candidats par un quelconque souci de se dévouer à la nation, à la patrie, au pays, au peuple, à la France, appelez cela comme bon vous semble. C’est la destinée personnelle qui obsède chacun des hommes ou des femmes qui veulent entrer au palais de l’Elysée. Peu importe ce qu’ils feront de la victoire, et peu importe aussi sous quel régime nous évoluons : figurer dans l’Histoire de France est la seule chose pour eux qui compte. Je ne désire pas, par conséquent, aider quiconque à se faire un nom en prenant comme prétexte, comme tremplin, comme béquille, un peuple dont je fais partie. Je n’ai pas vocation à faciliter l’érection d’une ambition personnelle. Je n’ai pas vocation à aider quiconque à devenir quelqu’un. Il faudrait que le président de la République soit anonyme. Tu verrais là, soudain, se présenter fort peu de candidats.
Excuse-moi, mais… Te rends-tu compte de l’inanité de tels propos ?
L’inanité de quoi ? La politique a été inventée, le pouvoir a été inventé pour que des hommes sans talent, sans le moindre génie, et souvent sans le moindre soupçon de vie intérieure puissent malgré tout accéder, sinon à la gloire, du moins à la notoriété. A la célébrité. Cela ne veut pas dire que je n’admire personne en politique. Il y a des cas, des exceptions, des monuments à part. Clemenceau, par exemple. Clemenceau qui était un immense écrivain. Sa correspondance, que j’ai lue de près, n’a strictement rien à envier, par moments, à la verve d’un Bloy. De Gaulle, grand péguyste, mérite aussi tout mon respect. Il était comique, subversif, dupe de rien. Ce fut un immense acteur, qui a inventé de toutes pièces son personnage, souvent burlesque, de faux dictateur. De Gaulle est mille fois plus fin que la caricature qu’il a décidé d’offrir à la France. Je l’aime beaucoup. Comme j’adore également Léon Blum, fin lettré, intelligence phénoménale. Un destin, un vrai destin de juif et un vrai destin juif. Quant à François Mitterrand, je ne vais pas te faire un dessin. Je lui ai consacré mon roman Panthéon en 2006. D’ailleurs, tu as failli l’éditer. C’est même toi qui m’a soufflé l’idée…
Panthéon, un livre que Paris Match a élu comme étant un des dix meilleurs de la décennie 2000-2010 avec, entre autres, Plateforme de Michel Houellebecq…
Oui, c’est exact. Je vois que tu es bien renseigné. (Rires) Bref : tu additionnes la culture de Clemenceau (qui connaissait les Etats-Unis comme sa poche aux alentours de 1895, cas très rare encore aujourd’hui dans la classe politique), de Léon Blum et de De Gaulle, et tu arrives à un résultat vertigineux. Vertigineux ! Mais ce sont des hommes qui, comme par hasard, eussent fait des artistes de toute façon. Des écrivains. Clemenceau, je viens de le dire… Blum écrivait régulièrement dans La Revue blanche et son ambition initiale était littéraire. De Gaulle, pour sa part, est entré dans la Pléiade, ce dont je me réjouis, et il n’est pas impossible que Mitterrand l’y rejoigne un jour. Marguerite Duras, piètre écrivain, pour ne pas dire plus (ou plutôt : pour ne pas dire moins !) y est bien entrée cette année. Ce dont je ne me réjouis pas.
Tu as déjeuné plusieurs fois avec le Président Sarkozy… As-tu parlé littérature ?
Oui. Je dois dire qu’il aime vraiment Céline, qu’il connaît dans les détails. Il n’a pas simplement lu Voyage au bout de la nuit. Il a lu le reste. Et même D’un château l’autre, à mon avis le chef-d’œuvre absolu de Céline (même si, en ce moment, relisant le mal aimé Guignol’s band, je me dis que mon Céline préféré est toujours celui que je suis en train de lire !) Mais je ne pense pas, en revanche, qu’il se soit penché sur les pamphlets.
Que penses-tu, toi, des pamphlets de Céline ?
Tu te souviens des propos de Stockhausen sur le 11 Septembre ? Stockhausen avait dit qu’il trouvait que le spectacle des flammes, après que les avions se furent encastrés dans les tours, était un « chef-d’œuvre ». Autrement dit : en adoptant un point de vue déconnecté de toute morale, de toute préoccupation humaine, une sorte de point de vue de martien, on pouvait trouver que ce spectacle « en soi » était magnifique. Le problème, évidemment, est que nous ne pouvons déconnecter la beauté des flammes avec l’horreur qui les sous-entend, et même : qui les « sur-entend ». La difficulté est donc d’accepter à la fois la beauté et l’horreur, sachant que sans l’horreur, il n’y aurait jamais eu cette supposée beauté. Je dis « supposée » car personnellement, je n’ai pas trouvé ces flammes particulièrement graphiques, ni particulièrement esthétiques. Mais elles peuvent l’être puisque manifestement, d’autres subjectivités que la mienne sont subjuguées par leur contemplation. Pour les pamphlets, c’est pareil : on ne peut pas les lire sans lire l’horreur qui est livrée avec. Il faut être franc. Néanmoins, mon analogie est en partie fausse. Parce qu’il se trouve que dans Bagatelles pour un massacre, par exemple, il y a des passages entiers, notamment sur la critique littéraire, ou la pollution à Paris, qui ne contiennent pas la moindre allusion aux juifs. Ce qui fait qu’on pourrait les éditer tels quels. Personnellement, je milite pour deux choses. La première, c’est une édition intégrale des pamphlets, dans la Pléiade ou ailleurs (mais la Pléiade me semble totalement adaptée pour cela), comportant un appareil critique précis, de type universitaire, rédigé par un spécialiste de Céline et un historien spécialisé dans cette période des années d’avant-guerre et de guerre ; la seconde, c’est, en collection de poche, une édition des meilleurs passages des pamphlets dans lesquels aucune allusion n’est faite au peuple juif. Tout ceci étant précisé, je considère que Céline est un tout, que du Voyage à Rigodon en passant par la correspondance aux Beaux draps, il n’y a qu’un Céline et un seul.
Un homme n’a qu’une vie…
Oui ! Et il est absurde de découper une biographie en lamelles, ôtant ce qui nous plaît et ce qui nous déplaît. Il n’y a qu’un seul homme, un homme seul, avec ses errances, ses folies, ses erreurs. Son génie ne peut en aucun cas se soustraire, comme on enlève une tumeur cancéreuse d’un corps humain, à son antisémitisme. Tel est le problème posé par Céline : il n’y a pas la moindre adéquation entre le génie et le Bien. Cette équation, sans doute insoluble, nombre de céliniens ou de non-céliniens ont tenté de la résoudre… Chacun y est allé de son calcul, de son analyse, de son « Euréka », de son « CQFD »… Celui-ci a essayé de prouver que Céline n’était pas antisémite mais était l’antisémitisme tout entier. Celui-là veut nous démontrer qu’un génie ne peut être mauvais… Ces subtilités sont intéressantes, mais vaines. Céline était à la fois un génie et une pourriture. Un géant et un salaud. Une étoile et une flaque de merde. Un monument et une crevure. Un ciel ouvert et une cave pourrie. Le plus grand des écrivains et le plus abject des humains. Encore que j’ai la faiblesse de penser, ce qui n’engage que moi, que son abjection n’est pas totale : il a commis des saloperies, et il a aussi fait du bien aux petites gens, aux pauvres, qu’il soignait gratuitement. Il a aussi, en prison, compris son erreur… On le lit dans la correspondance. Il a des fulgurances, des ébauches de regrets. De remords. Ce n’est évidemment pas suffisant pour le racheter, lui pardonner, l’excuser. Je dis pourtant que, de lui, il faut tout lire, de la première à la dernière ligne. Car c’est l’écrivain français le plus important du 20ème siècle. En quoi l’on voit que, via Céline qui l’incarne si bien, c’est le 20ème siècle tout entier qui pose un problème, qui est fou, qui est un siècle à la fois génial et barbare, à la fois généreux et totalement antisémite. J’espère que le 21ème siècle laissera les juifs enfin tranquilles… Hélas, sur ce point précis, je ne suis guère optimiste. Le 20ème siècle avait choisi de haïr et de persécuter (et de détruire) les juifs par la « race » (cette fiction démente), j’ai bien peur que le 21ème siècle choisisse de haïr et de persécuter les juifs par la géopolitique : l’Etat d’Israël. C’est une histoire qui ne veut jamais finir. Personnellement, et j’assume ces propos qui n’engagent nul autre que moi, je dis que l’antisémitisme est le fléau numéro un de ce monde. Tant qu’un seul antisémite vivra sur cette terre, l’air sera irrespirable. Quitte à choquer, je choque : rien n’est plus grave à mes yeux que l’antisémitisme. Il trahit, plus que n’importe quoi d’autre, une haine de l’humain pour l’humain. Une haine profonde de l’humain pour ce qu’il y a de profond dans l’humain. Car l’antisémite livre une vision du monde à la fois claire et confuse. Claire : il veut supprimer les juifs. Confuse : parce qu’il est incapable de trouver une seule raison autre que fictive à cette haine. Les juifs ont été haïs, au cours des siècles, non seulement parce qu’ils étaient innocents, mais parce qu’ils étaient inoffensifs. La faiblesse, on le sait, attise la haine. Heureusement, aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Ils savent se défendre. On le leur reproche assez puisque chaque fois qu’Israël se défend, une multitude de pays appellent cela une attaque. La cause et l’effet sont inversés. Or, quand la cause et l’effet sont inversés, il y a antisémitisme. Ca ne rate jamais. Tu es coupable parce que je t’accuse : si tu n’étais pas coupable, je ne t’accuserais pas. C’est mon accusation, plus exactement, qui te rend coupable. On reproche aux juifs du 21ème siècle de n’être plus simplement des juifs, mais d’avoir la possibilité d’être des Israéliens. Aux yeux des antisémites, les juifs ne sont plus innocents de rien, mais coupables de tout. Ils ne sont plus inoffensifs, mais offensifs. On hait les juifs pour des raisons strictement inverses à celles des siècles et des millénaires précédents. Autrefois, on détestait le juif, maintenant, le juif c’est un Etat tout entier. Et c’est lui qu’il faut détruire. Humilier. Haïr. Il n’y a plus qu’un seul juif géant, c’est un pays. Et tout ce que fait ce pays est jugé avec des lunettes différentes. Même ceux, au fond, qui l’acceptent, le considèrent comme une entité tératologique, différente, anormale. De quel droit les « amis » d’Israël lui donnent-ils des conseils, des avertissements, des punitions, comme si Israël était un enfant de 8 ans ? Je pense que si j’étais juif, j’habiterais là-bas. A Tel-Aviv, ou à Jérusalem…
Propos recueillis par Bertil Scali le 29 décembre 2011.
Céline soignant gratuitement les miséreux ? Ah oui, combien au juste ? Un chiffre ?
Je signale juste que les juifs sont voués à l’errance perpétuelle. Ils n’ont pas voulu reconnaître le Sauveur venu chez les siens! Jésus a pleuré sur Jérusalem et continue de pleurer car ils refusent de reconnaître leur messie. Lorsque l’Espagne les a expulsé du territoire au 15° siècle, ceux qui se sont réfugiés au Portugal n’y sont pas resté 20 ans! Les juifs sont très rares, la majorité ayant adopté le sionisme… (spirituellement mortifère) Est-ce que ce ne sont pas les sionistes au final les pires antisémites?
Bonne Année, monsieur Moix …
et continuez de m’horripiler, c’est bon (au moins) pour le flux sanguin…
J’aime la brutalité des mots choisis. J’approuve aussi l’honneteté des propos et je respire quand je m’aperçois qu’enfin on parle d’israël en ces termes. Jusqu’où l’absurdité et la haine embrumeront les esprits de l’intellect français? Nous vivons une campagne permanente de critique envers l’Etat d’Israël. Ne découle de cette detestable situation qu’une cristalisation de la situation sur place, n’en découle qu’un effet de loupe sur ce petit pays qui pourtant déchaine les passions à travers le monde, n’en découle enfin que la déportation du conflit existant sur d’autres terres, engageant d’autres protagonistes qui souvent n’ont pas voix au chapitre.
Pour terminer, il faudrait aux intellectuels français, ces va-t-en guerre de salons, un peu de Moix le matin, un peu à midi et une bonne dose, double ration obligatoire, le soir, au moment où les esprits se libèrent et les langues se délient, ces instants où le nauséabond apparaît et sent fort.
Sur l’antisémitisme… magnifique! entièrement d’accord!!! rien à ajouter ni à retrancher, merci Yann
Sur l’antisémitisme… magnifique! entièrement d’accord!!! rien à ajouter ni à retrancher… merci, Yann.
Pourquoi je suis toujours d’accord avec les propos de Yann Moix (bon allez disons très souvent) ? Sans aucun doute parce que j’aime…
Bien que non juive, je ne peux qu’être entièrement d’accord avec vous et avec votre analyse.
Mais en total désaccord avec le choix de ne pas aller voter (voter blanc est du meme ordre) car vous laissez les autres choisir à votre place! vous ratifiez les choix des extrêmes puisque, eux, vont voter quand ils ne prennent pas le pouvoir par la force et il est alors trop tard. Les hommes de bien doivent s’unir pour faire contre-poids. Le bulletin est une arme pacifique. A défaut de l’utiliser, vous êtes responsable du malheur des peuples et de la mort de soldats qu’on envoie se faire tuer ensuite pour défendre la liberté alors qu’il suffisait d’agir en amont. Les allemands qui ont dénoncé la dangerosité d’Hitler 3 ans avant son accession au pouvoir ont souvent payé de leur vie. Lucidité et courage sont des vertus qui -quand elles vont de pair- font des hommes rares et magnifiques dont les peuples ont besoin pour ferrailler contre le mal.
Les hommes de bonne volonté doivent faire barrage contre les tyrans et les hommes politiques qu’ils soient faibles ou diaboliques : voyez la liste des présidentiables pour 2012, comment ne pas être effondré!
Donc, si je vous comprends bien, si un Vaclav Havel s’était présenté contre un Kim Jong il, vous n’auriez pas été voter????
bonne année 2012 et merci quand même pour vos billets
Dans un autre domaine, j’ai acheté à la suite d’une de vos critiques, le dernier Pascal Quignard et j’ai détesté son écriture simplette avec sujet, verbe et complément…il est vrai que c’est tjs mieux que Stéphane Hessel, cette ridicule icône.
j’aime, j’aime, j’aime
David Nahmias
76 ans
Je suis un « idiot » et j’aime ça. Découvrir des articles çà et là de personnes et de personnages que je ne connais pas. Admirer la rhétorique d’inconnus. Apprendre en m’autorisant de rester flou. J’ai beaucoup aimé lire cet « article ». Merci.