Pauvre modernité, pauvre sympathie, pauvre empathie, pauvre époque de coolitude et de bonne rigolade émue, pauvre époque de formulations hâtives et pauvres, pauvre époque de désignation perpétuelle de ce qui est fasciste et de ce qui ne l’est pas, de ce qui est réactionnaire. Je vais l’être, ici, tout de suite, réactionnaire ; je vais être réactif et en colère, pour un détail. Seuls les détails déclenchent en moi la furie. Sur les choses essentielles, qui me passent sur le corps comme à tous, ma colère est impuissante, elle ne se voit pas, elle est ridicule, elle est noyée dans l’amas des colères, des descriptions, des éditoriaux, des analyses mondiales. Il est possible que sur les choses mondiales, que sur les événements universels, que sur la situation internationale, je sois un sale conformiste ; il est possible que sur les éruptions, les krachs, les tsunamis, les attentats, ma valeur ajoutée ne soit qu’une valeur surajoutée. Une valeur sans valeur. Une valeur ajoutée qui ne fait que s’agréger aux mêmes commentaires déjà valeureux, déjà intelligents, déjà clairs, déjà éclairés. Sur Fukushima, je sens bien que je ne serai pas le seul à être brillant ; je sais que nous aurons, expliquant les détours et les conséquences du drame, plus ou moins le même angle, inspiré par une indignation connexe, jumelle, voisine. Il me reste donc les miettes. Les petits faits. Les anecdotiques épisodes. Les choses de la marge. Les minuscules événements que je suis seul, peut-être (ce n’est même pas certain) à débusquer. Il me reste quelques quignons de pain, mâchés par personne (je l’espère du moins) dans l’actualité qui se présente, qui déboule jusqu’à moi.
Pour me rassurer, je suis obligé de me faire accroire que les petits événements, que les aventures mineures en disent autant sur l’époque que les cataclysmes évidents, que les guerres faciles, que les détonations « cas d’école ». Lisant la presse, j’en trouve des milliers, de ces faits nains qui me rendent colérique, venimeux, triste, malheureux. Ce matin, par exemple, je lisais les pages littéraires de Libération. Y exerce un critique que je ne connais point et contre lequel, par définition, je n’ai aucune acrimonie personnelle. Il s’appelle Eric Loret, et cela n’a finalement que peu d’importance ; mais lisons ce qu’il écrit sur Alfred Jarry. Loret (Eric, ou Laurent, ou Jean-Louis, tiens, oui, appelons-le Jean-Louis Loret) rend compte (ce dont nous le remercions) d’un livre récemment édité par le Collège de Pataphysique (dont je me flatte par ailleurs d’appartenir ; mais mon indignation n’est pas corrélée à cette appartenance) intitulé Jarry en ymages. Jean-Louis Loret nous donne un articulet qui n’est ni bon ni mauvais, choisissant, c’est son droit, d’insister sur la relation homosexuelle (qu’il ne peut toutefois s’empêcher, pour donner gratuitement du piquant à son papier, de qualifier de « brûlante » – s’il connaissait mieux Jarry, il saurait que ce qualificatif, en matière sexuelle, ne s’applique que très peu au père d’Ubu roi) que Jarry entretint brièvement, du temps de ses jeunes années, avant Léon-Paul Fargue (ce, avant que Fargue et lui plus jamais ne s’adressent la parole). Passons néanmoins sur ces détails de détails, sur ces détails au carré. Ce qui est plus intéressant, plus symptomatique de l’époque, et de la façon surtout dont M. Jean-Louis Loret de Libération voit l’époque. Écoutez-moi ça. « Affiches, cartes postales, peintures permettent en outre de se faire une idée atmosphérique de Jarry, alcoolo misanthrope mort à 34 ans, et de ses « phalanstères‘‘ successifs, maisons au bord de l’eau louées avec ses potes et où il venait écrire. »
Je passe sur le concept d’ « idée atmosphérique », parce que je ne suis ni assez intelligent, ni suffisamment cultivé pour me figurer, pour imaginer ce qu’est, ce que peut-être une idée atmosphérique. Je sais (je crois savoir) ce qu’est une idée ; et je sais, comme la plupart de mes contemporains, ce qu’est (grossièrement) l’atmosphère. Je me figure fort mal pourtant (mon intellect ne m’y donnant pas accès) ce qu’est une idée atmosphérique. Je suis allé faire un tour (pour combler mes lacunes et rivaliser avec le savoir de M. Jean-Louis Loret) dans le dictionnaire, et si je le suis (mais je n’ai pas le niveau ; je n’ai pas le niveau atmosphérique de M. Loret, Jean-Louis), une idée atmosphérique est (serait) une idée qui a rapport à l’atmosphère, donc à l’ambiance, oui j’avais bien saisi. Mais la pédanterie étonne, la manie déçoit, passons. Ce n’est pas beau à lire. Sans doute est-ce plaisant à écrire. C’est souvent le problème avec les journalistes : ils n’ont, pour vouloir paraître écrivains, que quelques interstices. Ils font du catch dans une coquille de noix. C’est ridicule, je le concède. Mais cela comporte également une dimension particulièrement émouvante (le plus émouvant étant Philippe Lançon, du même journal, qui veut « sonner » écrivain dans les recoins de ses pontifiants articles quasiment universitaires, laborieusement scolaires, scolairement laborieux, souvent idiots, déguisés en intelligence et assez souvent stupides et qui, sortant un roman de romancier, dénonce avec maestria à quel point il est journalistiquement bloqué dans sa journalistique fonction – c’était drôle, c’était pathétique, mais il est vrai que passé les sept premières pages, ma vie dut reprendre d’autres droits que les siens).
Dans le cas de M. Jean-Louis Loret, le pathétique est ailleurs. Dans l’expression « avec ses potes ». À le lire, on a l’impression que Jarry (qui n’avait pas d’amis, et encore moins de potes avec qui partager ces masures baptisées avec superbe pour en masquer la misère) était un petit chef de bande rigolard, qui faisait la fiesta dans des bicoques du bord de Marne où, tel un Beigbeder bourré, il écrivait de temps en temps. Non, cher Jean-Louis Loret, Jarry n’était pas un homme à potes. Vous confondez sans doute. Il vivait dans la misère, pêchait avec Vallette, écrivait dans de lugubres cabanes à même la terre. Lisez la description du tripode par Guitry. C’était un antre à rats. Vous voyez des « potes » où il n’y avait que des totos. Le mot « pote » accolé à Jarry, c’est une injection débile, facile, épochale, balancée, giclée, sur un passé, une histoire que vous ne comprenez pas ; que vous ne transmettez pas. Votre petit abus bobo fêtard rigolard ricaneur satisfait bâcleur vous trahit : il faut fourrer partout des potes. Des amis, non. Des potes. Les potes à Jarry. Il n’eût pas été le vôtre, cela va sans dire. Mais pourquoi, au nom de quelle sotte branchitude obligatoire et savamment négligée injecter cette expression dans une réalité qui la nie et la refuse. Vous défigurez l’atmosphère, justement. Jarry n’est pas Vian. Les « potes » de Jarry n’eussent jamais accepté de passer une seule nuit au phalanstère. Ni au tripode. Et surtout, qui sont-ils ces « potes » ? Avez-vous, cher M. Loret, quelques noms à nous donner ? Nous les attendons avec une certaine impatience. Je les attends.
Comment ? Tout ceci n’est pas important. Je le sais bien. M. Loret n’est pas important et ce qu’écrit M. Loret non plus. Mais M. Loret est l’interprète naïf, passif, appliqué d’une époque qui voit des potes et de l’éclate partout, même et surtout là où il n’y en a pas ; où il n’y en eut jamais. Allez faire vos fiestas, avec vos potes, cher Jean-Louis. Mais ne touchez plus à ce qui, atmosphériquement, vous dépasse : la misère et la littérature.
Merci (tardif) cher Yann Moix pour cette excellente défense d’Alfred Jarry. Je n’ai aucune illustion quant aux pages littéraires de Libération, mais il est parfois bon de s’énerver un peu contre les crétins.
Jarry, le mal connu, le mal compris, bien plus qu’un amuseur, bien plus qu’une caricature, fût-elle ubuesque. Combien de fois cet adjectif a par ailleurs été mal employé par des journalistes incultes… L’oeuvre de Jarry est un des plus beaux mystèrex de la littérature mondiale. Une avant-garde qui ne ressemble à aucune autre.
Mais il est difficile de faire comprendre que l’on peut être à la fois Alphonse Allais et Stéphane Mallarmé. à la fois humoriste et chercheur, drôle et métaphysique (c’est ça sans doute la ‘pataphysique…) poète volontairement hermétique et potache.
Jarry insulté dans Libération…Es-ce plus ou moins grave que Jésus insulté dans ton théatre???
« épochale »
Bien!, fallait arriver à la placer, celle-là!…
Cher Monsieur Moix,
Je vous ai beaucoup apprécié lors de votre passage à l’émission Passion Classique. Moins à la lecture de votre opuscule « je serai le premier ou le dernier » contre les détracteurs de Roman Polanski mais bon. Cette fois, sans avoir lu la chronique de ce M. Loret, je me demande: pourquoi tant de haine? Que nous vous économisiez pas à préparer enfin votre vrai retour au cinéma. Nous attendons du positif. L’époque le requiert.
Respectueusement,
Nullie
Bien dit ! Je ne sais pas ce qui se passe avec Yann Moix, en ce moment je suis d’accord avec tout ce qu’il écrit. Le dernier paragraphe est parfait.