J’ai toujours admiré les poètes faisant la nique au baragouin pseudo-hermétique d’usage, les poètes qui, sans rougir, vous murmurent à l’oreille des choses tombant sous le sens, des choses toutes simples que – même ivres – vous seriez aptes à comprendre. Passer à côté de raisonnements subtiles n’est rien, pas de quoi se morfondre, pas de quoi baisser les yeux encore moins la tête, bon dieu, mais en revanche ignorer ce qui crève les yeux, être contraint à ne pas voir l’évidence, puisque l’évidence précisément crève les yeux, alors là, oui j’admets, il y a de quoi péter un plomb ou deux. Tout ça pour vous dire que j’ai depuis ce matin une phrase du poète argentin Roberto Juarroz en tête. Une phrase qui vous explique en substance ce qu’à peu près tout le monde pige à l’âge où fleurit la raison, à savoir que politique et poésie se distinguent en ce que l’une lorgne vers le possible, l’autre naturellement, spontanément, génétiquement vers l’impossible. Poncif si universellement partagé que la tentation est grande d’intenter au poète un procès pour usage excessif de salive ou ici, en l’occurrence, de papier. Sauf que, et je suis bien placé pour en parler, il existe un endroit où ce truisme n’a pas force de loi, explose et se disperse dans l’air comme un pet : oui, là, à deux pas, de l’autre côté de la frontière ou du miroir – comme vous voudrez – un pays où possible et impossible ne sont pas séparés, où possible et impossible – consensus oblige – tendent à ne faire qu’un, tendent vers ce tout possible tant espéré, un tout petit pays peuplé d’à peine 11 millions d’habitants, un pays que l’on doit en grande partie à ce génie diplomatique et politique que fut Talleyrand, cette drôle de chose que j’aime et qui s’appelle – mais pour combien de temps encore – Belgique.
Non mais sans blague, a-t-on jamais vu dans l’Histoire démocratie se passer de gouvernement 540 jours durant ? Et ce sans soulèvement populaire à répétition ? Surréaliste de loin, la Belgique, en réalité, n’a jamais cessé de faire preuve d’un pragmatisme politique forcené, forcené parce que nécessaire, parce que raison sine qua non de sa survie. Il n’empêche, il y aura toujours deux manières de considérer la structure politique belge : comme l’application, in fine, du pluralisme politique ; ou bien, au contraire, comme l’exemple type de gouvernance incapable, incapable structurellement, de mener à terme UNE politique – quelle soit de gauche, de droite ou du centre. Imaginer un instant Nicolas Sarkozy, François Hollande, François Bayrou, Eva Joly et Jean-Luc Mélanchon, obligés, je dis bien obligés, de former un gouvernement ENSEMBLE !
Mais enfin c’est chose faite ! Après 540 jours de négociations pour le moins houleuses, Flamands et Wallons sont décidés à ramer de concert vers des années d’austérité qui chantent. Tout le monde semble ravi. Exceptions faites, of course, des syndicats et de la FEB (Fédération des entreprises de Belgique). Exceptions faites de la NVA (parti nationaliste flamand qui, ayant remporter les élections en Flandres, et qui d’ailleurs côté sondage tient toujours et plus que jamais le haut du pavé, s’est exclu des négociations). Exception faite également du FDF (parti libéral bruxellois d’Olivier Maingain). Quant aux Verts évincés du podium après avoir versé leur obole de sueur des mois durant, et s’être vu brûler la politesse par les libéraux wallons – auront-ils une quelconque place dans le futur gouvernement ? Je vous le dis, le redis, de l’autre côté du miroir, voyez-vous bien, tout est possible.
Tenez : le jour où fut conclu ce sacro-saint accord de gouvernement, 60000 à 80000 personnes descendaient dans les rues de Bruxelles pour grogner contre des mesures dont il est difficile à l’heure actuelle de mesurer les effets (accord de gouvernement ne signifiant nullement bénédictions des communautés), tandis qu’au même moment, en une synchronicité parfaite, l’émission de bons d’Etat permettait de récolter la somme rondelette de 5 milliards d’euros. Non pas 200 millions comme l’escomptait monsieur Leterme. Non. 5 milliards bordel de merde ! Le peuple croit donc encore à l’Union du pays, et aux intérêts bancaires, yes it’s incredible ! Français, Italiens, Allemands, suivez le modèle belge si vous voulez encore être européens. Tout est encore possible. Et c’est encore un dessin, une “caricature” qui résume parfaitement la situation et qui aura le dernier mot : un radeau avec à son bord notre personnel politique claironnant que tout va bien au milieu d’une mer déchaînée.