Si mon fils, qui vient d’entrer en Lettres Supérieures au lycée Henri IV, m’avait confié son désir de devenir boucher, je lui aurais donné ma bénédiction et aurais tout fait pour qu’il soit instruit dans les meilleures écoles et qu’il fasse son apprentissage, aussi longuement qu’on le jugerait nécessaire, chez les plus grands bouchers.
Moi-même aurais été fier de pouvoir me compter parmi eux et, quand je pense à toutes les vies que j’aurais pu avoir, à tous les possibles non réalisés, je n’exclue en rien ce métier, que je tiens pour grand et noble, métier de courage, d’abnégation, de tradition, de transmission. D’art et de culture pour le dire jusqu’au bout. Je parle ici des grands bouchers. Tous ne le sont pas, car le talent, les dons, quelquefois le génie, existent aussi dans cette profession. Ces vertus extrêmes se concentrent surtout à Paris, qui est, selon moi, la capitale mondiale de la boucherie. Je veux nommer ici trois grands parmi les grands, rencontrés au cours de ma vie : Pierre Cebrian, qui officiait dans sa boutique de la rue Marbeuf, Jean-Marie Charcellay, rue Saint-Jacques et mon voisin, aujourd’hui, à deux immeubles de chez moi, rue Boulard, dans le 14e arrondissement, qui domine de jour en jour la ville entière, puisqu’il règne sur les grands restaurants et les palais de la République.
Pierre Cebrian était un homme splendide, puissant, d’une noblesse et d’une finesse de traits de Grand d’Espagne, avec une chevelure blanche que démentait son allure de jeunesse. Sa cliente la plus célèbre était Marlène Dietrich, imbattable sur la connaissance de la découpe de chaque morceau, et aussi, impeccable cuisinière. Cebrian aimait expliquer et instruire, je l’observais au travail, fasciné, admiratif, infiniment respectueux. Il a dû vendre un jour sa boutique pour aller s’installer au fond de Neuilly, en un lieu où on ne le connaissait pas et où la charge de travail serait moindre. Debout depuis l’aube depuis tant d’années, il souffrait des jambes. Il m’arrivait, ayant retrouvé sa trace, d’aller le voir, pour la joie de le savoir et le voir exister.
Cebrian, Charcellay et Desnoyer ont en commun une particularité non négligeable : ils sont beaux tous les trois. Charcellay et Desnoyer, qui sont également des maîtres, se connaissent et nourrissent l’un pour l’autre la plus vive estime, s’opposent pourtant comme un petit artisan à un grand entrepreneur. Charcellay a obtenu de nombreux prix, sa réputation est grande autour des jardins du Luxembourg et des Grandes Ecoles, il est infiniment soucieux de la qualité de ses produits et je l’observe au travail avec le même respect que je portais à Cebrian, tant on mesure dans chacun de ses gestes, hache à viande, ou coutelas en main, la sûreté que seule confère la grande expérience alliée à l’amour du métier. Mais c’est un solitaire, qui refuse, ayant bien pesé les choses, de s’agrandir, et n’a, pour l’aider, qu’un seul garçon boucher. Il n’empêche que la queue, devant sa boutique, est souvent fort longue.
Hugo Desnoyer est son contraire exact : il est aujourd’hui à la tête d’une entreprise extraordinaire, qui, en quelques années a réussi un décollage stupéfiant : il a autour de lui une équipe de vingt garçons et apprentis, tous jeunes, qui travaillent dans l’admiration de leur patron et qu’il paie très bien. Se rendre rue Boulard le vendredi ou le samedi signifie qu’il faut être prêt à attendre son tour fort longtemps. Hugo est un grand entrepreneur, nul ne peut dire jusqu’où il ira. Comme j’aimais Charcellay et qu’il m’arrive d’être fidèle, je me suis longtemps refusé à aller chez Hugo, à vingt mètres de chez moi. Et un jour, j’ai cédé, me disant que je trahissais le premier. Mais il m’arrivait aussi de trahir Hugo pour Charcellay. J’ai fini par leur dire la vérité à tous deux, ils l’ont très bien prise et lorsqu’il y a trois ans le président de la République m’a fait, à l’Elysée, Grand Officier de l’Ordre National du Mérite, j’ai invité Hugo et Jean-Marie et je les ai présentés à Nicolas Sarkozy.
Hugo m’a invité récemment dans un restaurant japonais, voulant me montrer ce qu’était la découpe japonaise (les Japonais aussi ont des grands bouchers) et le sommelier de ce lieu, connu seulement de quelques privilégiés, ne cessait de remplir des fonds de verre avec du vin des plus grands crus, comme dans les cérémonies de dégustation. Nous bûmes plus que de raison et nous sommes rentrés lui et moi, ivres de vin et d’amitié, donc de bonheur.
Il y a deux ans j’ai publié Le Lièvre de Patagonie dont le premier chapitre traite de la peine capitale et des différents modes d’administration de la mort. Quand j’en suis venu aux fanatiques qui, au nom d’Allah, égorgent ceux qu’ils ont condamnés, leur sciant au couteau les vertèbres cervicales, saut qualitatif dans la barbarie humaine, j’écrivais ceci : « Aujourd’hui, le temps des bouchers est venu. Et que les bouchers me pardonnent car ils exercent le plus noble des métiers et sont les moins barbares des hommes ».
Ce texte de Claude Lanzmann m’a révélé la cause de la qualité de touche très spéciale du Bœuf écorché de Rembrandt, au Louvre. Il s’agit de la relation des deux tores enclavés: du geste inscrit du boucher à celui du peintre. La torsion de l’acte.
Je ne résiste pas au plaisir de vous confier ce petit message que je m’apprêtais, à l’instant même, à expédier sous un article plus ancien… –
Je poursuis mon flashback dans une guerre que j’abhorre, en toute confiance et donc toute honnêteté. Je ne parviens pas à me résoudre au fait que Lanzmann et Lévy soient fâchés. Je sais que c’est une spécialité de famille, souvenez-vous la brouille enfantine et interminable des deux Jacques de l’Et moi, et moi, et moi… Puérile? non, je maintiens l’adjectif «enfantine», comme ne cessa sans doute jamais de l’être la relation entre Claude et Jacques, ce petit frère tel qu’il le qualifiait encore après sa mort à l’âge de 79 ans, ce petit frère né en 1927, qui n’avait que quinze ans lorsqu’il suivit le grand dans le maquis. Je mesure combien la blessure a pu produire de peine venant de celui qu’on aime et dont on attend, je veux dire, celui dont on a tant besoin du geste contraire. Et pourtant, je ne peux pas m’empêcher de savourer ce sketch digne de Dac et Blanche où un intellectuel de grand renom reproche à l’un de ses plus éminents collègues son «instrumentalisation» égoïste «des institutions de son pays» au cours d’une conversation privée qu’il obtiendra, d’un appel impulsif, avec le chef suprême de ces institutions. Claude Lanzmann a eu tort dans l’affaire Kadhafi. Et vous savez mieux que moi que c’est parce qu’il s’est «tourné», parce qu’il ne vous a plus dans son champ de conscience que c’est à vous dorénavant de faire le premier pas vers une réconciliation, laquelle au vu de ce que vous représentez l’un et l’autre constitue du point de vue de ceux qui en mesurent l’importance, une exigence de premier ordre. Et puis, je suis conscient du danger consistant à justifier des réacteurs instinctuels que viennent alourdir leurs cargaisons d’injustices, mais enfin… face à la suspicion de complot sioniste autour de la Table Ronde, la divergence de vue ne constitue-t-elle pas la balayette parfaite? Il y a plusieurs endroits qui se délabrent en même temps. Cela tombe bien! nous sommes plusieurs. Plusieurs à entendre la tora orale du tikkoun olam, et par suit, à l’entendre de plusieurs manières. La disputation talmudique ne doit pas se transformer en dispute et taloches mutiques. Si Rabbi Iohanân était allé s’excuser auprès de Resh Lakish pour lui avoir rappelé son passé criminel, le voleur repenti ne serait pas mort de chagrin avant que son sauveur n’en vienne à mourir à son tour de culpabilité. Mais on peut prendre l’histoire dans l’autre sens, et se dire que c’est Rabbi Shimon ben Lakish qui aurait pu pardonner à Rabbi Iohanân sa réaction injuste vis-à-vis de celui dont l’intelligence, aussi aiguisée que le couteau dont il l’avait convaincu un jour, à la croisée de deux routes aussi dissemblables que vraisemblablement faites pour se croiser un jour, de l’échanger contre l’étude de la sagesse, avait réussi à le mettre en défaut devant l’assemblée des sages. Le lui pardonner en regard de ce que ce dernier représentait pour lui mais avant tout pour tous. Et ce faisant, aurait sauvé la vie à ce dernier en se sauvant lui-même.