Pour pouvoir se targuer d’être les plus grands amateurs de viande au monde, avant même les Français, il ne suffit pas d’être argentin. Non. Il faut être vraiment argentin. Et Marcelo Joulia, en plus d’être originaire du pays de Borgès, Cortázar et Che Guevara, est carnivore. Cet Argentin vraiment argentin est le propriétaire d’un bistro dans le 11e, Unico, connu pour sa spécialité : le lomo. Ce Lucullus né sous la Croix du Sud en est également, très logiquement, le premier client.
Ses souvenirs de viande remontent à l’âge de six ans : la préparation du feu par les hommes de la famille. La fumée était comme un brouillard parfumé. Mais, surtout, son père lui donna très jeune l’autorisation de se tenir près des flammes pour surveiller la cuisson des asados. À cette aune proustienne, la viande d’aujourd’hui n’a pas, ne peut ontologiquement avoir le même goût, on s’en doute, que celle de son enfance. Marcelo soupire souvent après elle. « Hélas aujourd’hui, je mange mes souvenirs… » Les souvenirs de chair de sa viande maternelle le poursuivent toujours, où qu’il aille.
L’Argentin fut élevé avec une viande plus tendre que la nôtre parce que les bêtes de la pampa sont tuées plus jeunes que nos limousines. Une fois abattues, leurs viandes sont aussitôt cuites sur un barbecue géant avec une brutalité instinctive qui leur donne ce goût sensuel. Il n’existe pas, comme en France, cette technique qui consiste à rancir la viande plusieurs semaines pour lui faire atteindre la maturité. Homme très pressé, Marcelo, en revanche, reste ébloui par le savoir des bouchers français, un savoir-faire qui n’existe dans aucun autre pays au monde, excepté chez les poissonniers au Japon. L’art de la découpe, ici, est culturel, presque intellectuel. Il y a des écoles en France pour former les bouchers ! On passe un bac professionnel ! L’étal d’une boucherie française contient une multitude de couteaux, dont chaque lame a une vocation différente, pour décoller la viande, passer au plus près de l’os, sculpter les morceaux, geste après geste, selon une tradition transmise de génération en génération. Des artistes, en somme, que ces bouchers français. En Argentine, pas d’école, on fait à Buenos Aires comme dans la pampa , avec les moyens du bord : un couteau et une scie. La découpe est rustique. La saveur de la viande est brute. On est au plus près de la bête.
Conclusion de Marcelo. Que la viande soit spontanée ou réfléchie, accompagnée de légumes grillés ou de frites, d’un verre de malbec ou de bordeaux, que l’endroit soit de sa consumation ou de sa consommation, qu’il soit traversé d’un air de tango ou que s’y entende un refrain de Trénet, rien ne sert de mâcher, mi amor. Il faut savoir sa-vou-rer, hombre !