« Percer le jeu de Lacan ? » était l’intitulé du premier des trois séminaires « À Lacan sa lacune » organisés par la revue La Règle du jeu, au cinéma Saint-Germain-des-Prés, dimanche matin. On y assista à « quelque chose qui ressemble à ce qu’il y avait de meilleur dans les années 60 » – selon les termes de Blandine Kriegel, invitée à prendre la parole dans l’assistance : « On brasse tout, ici, on parle de tout ! C’est extraordinaire. »
Anaëlle Lebovits-Quenehen fraya la voie avec son intervention enlevée « Des nageoires et des ailes », et mit l’accent sur le réel que l’enseignement de Lacan a tenté de cerner et enserrer, lui imposant des tours et détours qui ne rendent pas sa lecture immédiatement claire, ni son jeu facile à percer. « À le lire, on se brûle quelques neurones, sans toutefois s’y brûler les ailes, au contraire. »
Pourquoi certains s’acharnent à devenir des spécialistes de Lacan, s’il s’agit d’en faire « un original comme un autre », en le vidant de sa singularité, en débarrassant Lacan de Lacan ? « C’est une stratégie raffinée que de s’approcher de ce dont on a horreur pour l’éviter » indiqua justement A. Lebovits-Quenehen. De l’histoire d’un petit garçon qui avait la phobie des requins blancs, elle tira une métaphore qui fut filée durant toute la suite du séminaire : le requin blanc, objet a, nom de l’horreur du sans nom qui nous habite. Lacan a été pris pour un requin blanc très dangereux. « Il le demeure parce qu’il a théorisé la fonction « requin blanc » comme telle, qu’il nommait objet a. » Aujourd’hui, c’est « Miller qui, pour les passionnés d’ignorance, incarne les dents tranchantes, la mâchoire musclée, et le regard torve du requin blanc Lacan. » [Rires dans la salle.]
Philippe Sollers témoigna ensuite de son enchantement de voir le livre Vie de Lacan de J.-A. Miller devenu déjà un best-seller. Indignez-vous !, qui termine dans les bras du Dalaï-lama, sera bientôt remplacé dans les meilleures ventes par Vie de Lacan. « C’est une autocritique de J.-A. Miller, très lucide, où il reconnaît avoir privilégié l’enseignement de Lacan, et par là-même, négligé sa personne. » affirma Sollers.
J.A.M. marqua cependant sa réserve concernant cette supposée autocritique : « J’ai horreur de l’autocritique. Je ne plaiderai jamais coupable. Trop de gens le veulent. » Il nous raconta comment il avait quitté « la Gauche prolétarienne » et rompu avec le groupe maoïste le jour où Benny Lévy lui avait demandé de faire son autocritique. Il cita Montherlant : « dans n’importe quel procès, il suffit de regarder la tête des juges pour savoir que l’accusé est innocent. »
J.A.M. restitua rapidement la chronique de ses relations au Seuil et à Élisabeth Roudinesco, événements terrestres qui l’obligèrent à revenir de sa splendide indifférence céleste. « Brusque surgissement de J.A.M. sur terre » qui ravit Sollers et l’assistance avec. Il ne se laisserait décidément pas enterrer vivant par Roudinesco. Il ne pouvait plus laisser la Roudinesco représenter Lacan : « Elle ne l’aime pas, et Lacan ne l’aimait pas non plus. » Il le sait de source sure – Gloria le lui a dit récemment.
L’animateur et organisateur du débat, Alexis Lacroix, lui demanda s’il ne fallait pas adopter désormais une démarche moins esthétisante (à la manière de Sollers), mais plus militante et pro-active ? Et J.A.M. de répondre : « Je n’ai rien contre la position du missionnaire [rires à nouveau]…dans le savoir. J’ai été missionnaire de Lacan pendant 30 ans, j’ai créé six écoles de psychanalyse dans le monde, ainsi que l’A.M.P., dans l’optique de satisfaire à ce souci de Lacan : qu’il y ait des psychanalystes dignes de ce nom. Ces écoles ont des bibliothèques, pour que les gens lisent, se cultivent… » Oui, car, comme le dit bien Sollers, « Lacan dans le texte, c’est toute la bibliothèque en effervescence ».
L’effervescence de Lacan est communicative, faut-il croire, car la discussion fila et rebondit des sabots du philosophe d’Argentan aux marchés financiers, en passant par la débilité mentale des neuroscientistes enivrés d’imagerie cérébrale.
La dernière question d’A. Lacroix suscita des débats animés et enjoués entre les intervenants, et aussi de nombreuses réactions et questions dans la salle : « Pensez-vous qu’il y ait un lien entre la forclusion du Nom-du-Père dans nos sociétés et le déchaînement des populismes ? »
J.A.M., tapant du poing sur la table – habitude que Sollers trouve excellente – dit à quel point il trouve abjecte l’idée selon laquelle le peuple souhaite rêver. « Les candidats socialistes ne font pas rêver » : cela engage une hypothèse sur le peuple, selon laquelle le peuple veut et aime être trompé. J.A.M. s’inscrit en faux contre cette idée. Que la littérature ou l’art nous fassent rêver, mais ce n’est pas là la fonction du discours du maître. « Le rêve, c’est la réalisation illusoire d’un désir. C’est le contraire du désir décidé. Moi, je réclame une politique du désir ! »
Vivement dimanche prochain !