J’ai été ministre, j’ai été sinistre. Je suis mort. Je connais des gens qui sont courageux dans le courage : je suis, pour ma part, lâche dans la lâcheté. Je balance sans donner les noms ; je trahis les balances, je suis un traître chez les traîtres. Je lis Kant, je prétends lire Kant, mais la loi morale n’est pas en moi : elle est sous moi. Parce que j’ai fait sur elle, je me suis oublié sur elle. Je suis un kantien sans morale, un kantien sans Kant. J’accuse, mais c’est à vous de savoir qui. Je suis le roi du « suivez-mon regard », du « on se comprend ». Mes non-dits sont pires encore que mes écrits. Je dénonce, je véhicule des saloperies parce que je suis une poubelle, je ne suis pas une ordure : mais une boîte à ordures. J’écris des livres sur le bonheur mais tout, en moi, respire le contraire. Quand j’envie, c’est tout le monde. Quand j’accuse, c’est personne.
Mon nom est Luc Ferry (je suis mort) : j’aurais aimé que ce nom soit digne, et c’est raté. Raté comme mon œuvre, raté comme mes ambitions. Je voulais aller loin : mais c’est trop loin pour moi. Réussir ma vie n’a pas été possible : autant gâcher celle des autres. Les autres ? Vous savez ces gens qui écrivent mieux que moi, occupent des fonctions supérieures à la mienne, partouzent avec des femmes plus jolies que la mienne. Les autres ? Vous savez, ces gens plus beaux que moi, plus riches que moi, plus intelligents que moi. Je détruis, c’est plus simple. Construire ne m’est pas permis : les systèmes, c’est pour les philosophes. Je voulais refaire le monde : je me défais dans les mondanités. Ce serait à refaire, je serais Dieu. En attendant, je suis une limace. Je produis du buzz, j’émets des bruits. L’agrégation de philosophie mène à tout. Même à la mort. Je suis mort. Vivant, mais mort.
Je fus ministre de l’Education nationale. Mais je suis mort à présent. Mort ! La vanité m’aura tué (je suis mort), l’arrogance, la morgue, la prétention. Et comme je suis bien la petite frappe que je viens de dire, je vais aussitôt raturer ce que j’ai dit la veille, je vais m’excuser, bien platement, je vais me coucher, m’aplatir, je vais m’écraser, je vais me faire oublier. Je vais dire que je n’ai pas dit ça. Je vais faire taire la rumeur que j’ai contribué à répandre. Je vais me répandre. Je vais m’étaler. Je vais me suspendre. Je vais me reprendre. Je vais me pendre. Je vais me dédire, je vais me corriger. Je vais m’expliquer. J’ai honte. Je voudrais qu’on m’aime, qu’on me plaigne, qu’on me comprenne. Je voudrais qu’on m’oublie. Comme on a oublié mes livres, comme on a oublié mon passage au gouvernement. Je voudrais être comme hier, comme avant-hier : un simple petit imposteur sans envergure et cuistre, une poussière intellectuelle, mais je vous en supplie pas le salaud que je ne suis pas vraiment, pas la pourriture que je ne suis pas intégralement. Je ne suis pas méchant, je vous le jure. Je demande pardon à celui que j’ai voulu tuer, que je ne nomme toujours pas, oh et puis si, je le nomme. Celui dont j’ai fini par avoir la peau, c’est moi. Je suis mort. Je suis mort !
