Kosaburo, 1945. Encore un livre que je n’aurais probablement jamais ouvert si le hasard d’une rencontre, et tout le bien qu’on m’en dit, n’avait éveillé ma curiosité au point que j’empruntai le livre et le dévorai au terme de quelques heures.
Kosaburo, 1945 est ce que j’appelle un roman sensible. Sensuel et doux comme la voix d’une femme vous susurrant des obscénités à l’oreille. Douceur du style, âpreté du sujet. Le sujet, d’ailleurs, quel est-il ? Une histoire d’amour et d’honneur sur fond de guerre totale ? Bien sûr, il y a de ça. La fidélité à soi-même au mépris des conventions ? Le nihilisme capable de prendre, entre autre, le visage de l’amour absolu ? Il y a de cela aussi. Questions qui, si elles se déploient dans un contexte pour nous exotique et lointain – le Japon durant la seconde guerre mondiale -, n’en finissent pas de creuser la conscience et peut-être surtout, sourdement, l’inconscience humaine.
Un très bon premier roman donc que celui de Nicole Roland.
Sauf que : je me dois une fois encore de défendre le livre contre son auteur, qui – pour des raisons sans doute légitimes mais qui personnellement m’échappent – se croit obligé, en guise de postface, de nous dire, de nous rappeler, comme si l’intitulé “roman” en couverture ne suffisait pas, que cette histoire n’était qu’une histoire ! Pis de partager, comme si la chose était possible, les circonstances tragiques, la raison et la douleur intime, l’alpha et l’omega – pense-t-elle, de ce livre.
Conclusion : on peut être une excellente conteuse sans avoir l’âme d’une romancière. Cela te semble-t-il féroce ? N’oublie pas que je ne suis pas tout entier humain, du moins pas encore. Que je suis issu de la dimension du livre qui, pour une bonne part, se moque des conventions humaines. Les romans ne s’écrivent pas pour épater le comité des sages larmoyants post-modernes mais pour ramener dans la réalité des vérités qui nous flanquent la frousse et de l’urticaire en sus.
Et le plus beau dans cette histoire c’est que cet exergue ne parvient pas à tuer l’existence de ses personnages. Akira, Kosaburo et Mitsuko continuent de vivre dans les replis de ma conscience. J’aperçois distinctement Akira, il a le regard absent et une main sur la Nausée de Sartre : “Parfois le soir venu, penché sur ses livres, il se sentait angoissé, écartelé malgré lui entre les études traditionnelles que comportait sa formation et le choix qu’il avait fait de s’initier à la littérature française. […] Dans la langue de ces livres, on pouvait penser l’impensable, éprouver jusqu’à la brûlure, se sentir vulnérable et fort, amoureux et désespéré – oui -, aller au bout de la désespérance. Mais rester en vie.” Je me penche par-dessus l’épaule de Mitsuko sa soeur. Elle se coupe les cheveux pour ressembler à son frère et endosser le destin qui était le sien et auquel il s’est courageusement dérobé. Mitsuko se dit : bientôt la mort me sera aussi familière qu’une soeur de sang. Je me jette dans les yeux graves de Kosaburo. Sur ses pupilles, on pourrait presque déchiffrer des bribes de l’art de la guerre médiéval nippon : “Sois subtil jusqu’à l’invisible / Prends-les au dépourvu, déplace-toi /Dans l’inattendu / Sois mystérieux, jusqu’à l’inaudible.” Akira retiré secrètement dans un monastère, déserteur. Kosaburo patriote, et peut-être encore davantage fasciné par le code d’honneur Samouraï. Mitsuko face à lui et devinant, sans mot dire, son amour : “Nous avions vingt ans, nous avions mille ans et sur notre coeur palpitait l’éclat d’une armure invisible.”
Akira, Kosaburo, Mitsuko. Et pourquoi pas une seule et même personne qui, enrôlée de force dans ce qu’il faut bien appeler un suicide collectif, emprunterait simultanément trois chemins différents. La fidélité au soi. La fidélité au non-moi. La fidélité à l’amour. Ou se soustraire aux ordres morbides d’un empire à deux doigts de la défaite et suivre sa propre voie quitte à essuyer honte et déshonneur ; ou répondre dans un élan patriotique à l’appel du drapeau ; ou, enfin, racheter l’honneur perdu d’un frère, se sacrifier tout en se tenant au plus près de son amant.
Dans la dimension du roman, il n’existe pas de décision ou de choix absurdes. Nous sommes seuls, avec la complicité du lecteur, à tirer les conséquences de nos actes.
Trois chemins. Mais trois chemins semés d’ambiguïtés. Car en effet, on pourrait à bon droit se demander si Kosaburo se sacrifie vraiment pour sa nation, ou si – idéalisme de l’âge aidant – il ne s’abandonne pas tout simplement au code d’honneur – bushido – qu’il espère en la circonstance incarner ? Veut-il mourir pour l’Empereur ou “périr pour renaître, périr pour accéder à une royauté” ? De même, Mitsuko devient-elle kamikaze uniquement, simplement pour laver l’honneur de son frère, pour se prouver à soi-même que l’on vaut quelque chose – mais alors pourquoi se suicider une fois la reddition du Japon annoncée – ou bien, par pur amour, entend-elle partager le destin de l’homme qu’elle aime ? Enfin, ne faut-il pas voir dans la désertion d’Akira, à l’inverse d’une fuite, une fidélité inouïe à soi-même ?
Trois chemins et trois figures possibles du nihilisme. Le nihilisme pour lequel l’existence personnelle ne compte pas. Le nihilisme pour lequel il vaut mieux mourir que de vivre sans l’être aimé. Le nihilisme par la combustion duquel on peut aller au bout de la désespérance, mais néanmoins rester en vie. C’est le nihilisme d’Akira qui, dans ce roman, brille littéralement, par son absence. Brille comme un oiseau qui se renouvelle et se crée lui-même. Akira qui a refusé de piquer droit et de mourir sur un porte-avion américain en 1945.
Akira, 1945, 1965, 1995, 2015… Akira, compte à rebours pour l’avenir…
Ma pensée, ce soir, est pour lui.
Encore un roman sur fond de guerre. Avec désespoir de stsyle japonais…
Qui pourra-donc écrire sur la paix ?…