La mise à mort, serait-elle un simulacre où la dégradation en dignité se substitue au sang, procède du supplice qui met toujours en jeu le plaisir de sacrifier et de jeter. Qui peut se passer d’un tel spectacle et de sa nourriture hypnotique ? Le supplice réalise la cohésion du regard quand il devient « public ». Il crée l’hallucination où éprouver le vertige d’une solidarité toute-puissante : perception délicieuse qui fait de chaque spectateur un membre — la partie infime, mais indispensable à l’unité d’une foule, vibrant d’une même union avec le public tout entier. Mais le spectacle offre surtout l’occasion d’approcher le paradoxe et le mystère de la symétrie entre le supplicié et une masse de regards et d’émotions qui ne font plus qu’un : le spectacle tout court. Il provoque en soi un incomparable bouleversement hormonal, avec des décharges sûrement très dopantes, sans quoi il ne remporterait pas un tel succès depuis si longtemps.
Le 6 janvier 1895, Goncourt observait « les gamins montés sur des arbres, s’écriant, lorsque Dreyfus arrivait, marchand droit : “Le salaud !” et quelques instants après, à un moment où il baissa la tête : “Le lâche !” ». Ce qui troublait Goncourt alors, ce n’était pas l’antisémitisme, il était lui-même résolument antisémite, non, c’était la jouissance du sacrifice, sa fièvre, sa montée. Cette même année 1895, à Londres, avec l’affaire Wilde, débutait une autre procédure supplicielle, mais maintenant pour crime sexuel. Voilà, écrivait Proust, « le poète la veille fêté dans tous les salons, applaudi dans tous les théâtres de Londres, chassé le lendemain de tous les garnis sans pouvoir trouver un oreiller où reposer sa tête. »
Ce qui est plus troublant, plus choquant encore, aujourd’hui, dans le supplice de Dominique Strauss-Kahn, ce n’est pas seulement la surprise, l’effet de réminiscence et de restitution, avec des moyens modernes et dans de nouvelles conditions historiques, d’un tel spectacle, c’est l’information que le supplicié chercherait à présent à se suicider, comme en le mettant à la question et en laissant entrevoir, par les précautions mêmes que l’on prend pour l’empêcher d’en finir, la preuve sinon de sa culpabilité, du moins de sa faiblesse de caractère, afin de l’abaisser encore d’un cran dans la dégradation et d’accentuer la pression torturante. Qu’est-ce que ce spectacle a à voir avec la justice ? C’est là le rite le plus archaïque des sociétés humaines.
Pourtant que vaut la dégradation d’un homme seul quand tant d’autres sont accablés et meurent dans des conditions au moins aussi injustes partout et depuis toujours ? Oui mais c’est bien parce qu’elle est infligée à un homme seul, arraché à une position de pouvoir et rabaissé au plus bas — sans quoi elle ne serait pas aussi manifeste ni aussi choquante — que la torture peut produire sur soi des effets aussi puissants. Elle n’isole pas moins un enjeu qui reste, malgré le temps, le seul enjeu peut-être qui vaille la peine.
Il y a encore peu de temps pour Mr BHL, tous ceux qui en France s’ opposaient aux USA ne pouvaient être en fin de compte que de dangereux antisémites ..
Quand j’entends dans nos médias depuis l’affaire DSK certains journalistes comme Mr Rioufol du Figaro vanter la justice américaine, cela fait froid dans le dos.
Très juste, et effrayant. Je pense aussi au supplice des frères de Witt conspués par la foule orangiste. il faut combattre, au sein de l’opinion publique américaine. En fait, il faudrait désormais une version anglaise de la Règle du Jeu.
C’est la première fois que je vous lis sur la Règle du Jeu Mr Patrick Mimouni, avec grand plaisir , très grand plaisir même, quelle plume, Bravo !
Merci à vous de ne pas vous servir comme Mr BHL du terme « munichois » à tout propos, vous il est vrai arrivez à nous faire partager vos impressions uniquement grâce à votre talent qui ne vous oblige pas à en faire des tonnes.
Il y avait longtemps que je n’avais pas lu un billet aussi brillant et pourtant j’en lis pas mal tous les jours, ici et sur d’autres sites, MERCI !