EVERYONE SAYS I LOVE YU
Les Parni Valjak ont été surpris. Peut-être même stupéfiés : les rockers croates, des vétérans de la scène musicale yougoslave des années 1970-80, ne s’attendaient pas à recevoir un accueil aussi chaleureux pour leur grand retour à Belgrade, il y a quelques mois, vingt ans après leur dernier concert dans la capitale serbe. Les spectateurs étaient si nombreux à se presser aux arènes de Belgrade qu’un deuxième concert a dû être organisé à la hâte. En Serbie aujourd’hui, les Parni Valjak sont plus populaires qu’à leur début, dans la Yougoslavie de Tito.
Ils surfent sur une vague de nostalgie pour l’ancienne fédération qui déferle sur la Serbie. Radio Nostalgie, qui ne programme que des tubes de groupes « yougos » des années 1970-80, dont les plus célèbres étaient originaires de Croatie et de Sarajevo, bat des records d’audience. Des compilations du même genre remportent un vif succès. À Belgrade, la légendaire « diskoteka » Secer – le premier club de Yougoslavie et d’Europe centrale et orientale, fondé en 1967 – a rouvert ses portes et ses murs sont ornés de photographies de cette époque insouciante. Dans cette cave enfumée, on danse comme dans d’autres bars branchés de Belgrade, sur de la disco et du funk oldschool yougo. Le « turbofolk », très en vogue dans les années 1990, sous le régime de Slobodan Milosevic, et dont les relents nationalistes étaient notoires, n’y a pas droit de cité. Non loin de là, dans la commune de Zemun, on se bouscule aux portes du restaurant Rijeka où chaque soir des groupes entonnent les plus belles rengaines du pop rock yougoslave. Au théâtre dramatique yougoslave de Belgrade, le metteur en scène Dino Mustafic, originaire de Sarajevo, a triomphé il y a peu avec une pièce intitulée « Nés en YU » qui questionne l’identité et la mémoire yougoslaves et célèbre les différences de cette Atlantide disparue. Tous les 25 mai, le jour de la naissance de Tito, des cohortes de pèlerins s’inclinent devant le mausolée de celui qui dirigea autoritairement, de 1945 à 1980, cet alliage disparate de six républiques, cinq nations, quatre langues, trois religions, deux alphabets et un parti unique. Puis elles font escale au musée de la Yougoslavie adjacent où elles peuvent admirer des photos de leur grand homme en compagnie de Kennedy, de Che Guevara et d’autres géants du temps de la Guerre froide… Parmi ces visiteurs, certainement, Stana : cette quinquagénaire longue et avenante tient un kiosque de souvenirs dans la rue Skadarlija, au cœur du quartier bohème de la capitale. Dans sa petite roulotte, elle propose des T-shirts, des tasses et des badges à l’effigie du fondateur de la république fédérative populaire de Yougoslavie ; des magnets « I love YU » frappés de l’étoile rouge. Elle assure que ses colifichets trouvent vite preneurs, chez les Serbes comme chez les ressortissants des ex-républiques yougoslaves en goguette dans le vieux Belgrade. « La Yougoslavie c’était le socialisme sans tyrannie, une expérience unique au monde. Je pourrais vous expliquer pendant plus de v24heures pourquoi il y a tant de nostalgie pour la Yougoslavie aujourd’hui », dit-elle. Son visage s’illumine quand elle commence à ressasser ses souvenirs.
Goran Petrovic, 49 ans, la cultive aussi à sa manière dans son dernier livre. Avec David Albahari et Svetislav Basara, il compose le triangle d’or des lettres serbes contemporaines. L’automne dernier, il a publié « Sous un ciel qui s’écaille », un roman truculent et poétique dont le personnage principal est un cinéma, l’Uranie, l’ancienne salle de bal du luxueux hôtel Yougoslavie dans la bourgade de Kraliévo. Dans ce récit volubile qui fleure le jambonneau au raifort, les poivrons farcis et l’alcool de prune, Petrovic, qui est éditeur aussi, a réussi à recréer la magie rustique d’un monde perdu grâce à une galerie de personnages hauts en couleurs qui fréquentent plus ou moins assidûment le cinéma. Il y a Ibrahim le pâtissier musulman, Avramovic le cadre du parti en disgrâce, qui, en bon apparatchik, est fort avec les faibles et faible avec les forts, Bodo l’ivrogne, les tsiganes Gagui et Dragan, le professeur de littérature serbo-croate Djordjevic, l’artiste Erakovic et son épouse, quelques femmes fatales, une prostituée, J. et Z. des adolescents turbulents, deux futurs caïds qui seront aussi les sicaires de la Serbie de Milosevic… Ce petit cosmos vibre, rit, pleure ou conspue dans la salle obscure, sous l’œil goguenard et ironique de Simonovic, l’ouvreur, dont la perruche Démocratie attend des jours meilleurs pour ouvrir son bec. A la manière du génial Ivo Andric dans le Pont sur la Drina – le pont et ses vicissitudes étaient une allégorie de l’histoire agitée des Balkans –, l’Uranie de Petrovic constitue une miniature de l’ex-Yougoslavie et son destin un condensé de sa grandeur puis de sa décadence. Une métaphore : l’annonce du décès de Tito par la dame pipi signe aussi la dernière séance de l’Uranie, son arrêt de mort : le clap de fin d’une certaine douceur de vivre et du cosmopolitisme yougoslave.
« Il ne s’agit pas d’enjoliver le passé, affirme Goran Petrovic, dont les livres remportent aussi un vif succès en Croatie, en Slovénie et en Bosnie-Herzégovine. La Yougoslavie n’était pas le paradis, loin s’en faut, c’était une dictature, avec de nombreuses zones d’ombre telle l’île prison de Goli Otok – où furent embastillés certains opposants politiques à Tito –, pas mal d’injustices et beaucoup de combines. Par exemple : à mon arrivée à l’armée, on m’a immédiatement volé ma capote. Il n’était pas question de me plaindre à mes supérieurs ou de dénoncer qui que ce soit. Pas question ! Il a donc fallu que je vole celle d’un autre soldat : le pays fonctionnait ainsi. Il n’empêche, il est difficile de ne pas avoir de nostalgie pour l’ancienne Yougoslavie. Pour l’immense majorité d’entre nous, c’était davantage de sécurité sociale et une meilleure éducation, une identité plus sophistiquée parce que multiculturelle. Nous vivons aujourd’hui dans de petites nations claustrophobes, en butte au capitalisme sauvage, où la littérature et la culture sont marginalisées. Nous sommes certes plus libres mais notre horizon est plus limité me semble-t-il. Les guerres n’ont épargné aucune famille – plus de 200.000 y ont trouvé la mort et un million de personnes ont été déplacées. Et puis ce pays Potemkine qu’était la Yougoslavie, respecté et courtisé sur la scène internationale parce qu’un des leaders des États non-alignés, avait quelque chose de touchant. Son iconographie grandiose, ses parades, ses généraux d’opérette en costumes d’apparats et gants blancs, ça avait de la gueule tout de même ! »
Malgré la propagande nationaliste des vingt dernières années et la persistance sinon le renforcement des préjugés à l’encontre des autres nationalités de la région, chez les plus jeunes, surtout, ils sont en effet de plus en plus nombreux à regretter l’ancienne fédération. « Une large majorité, indique même Dubravka Stojanovic, historienne à l’université de Belgrade, qui vient de conduire avec quelques collègues une vaste enquête à l’échelle de tout le pays. Les gens en ont une vision très positive, y compris les plus jeunes qui n’ont pourtant jamais connu la Yougoslavie – comme quoi, leurs parents leur en ont parlé en bien. » Les sondés évoquent fréquemment l’absence de chômage, la gratuité de l’école et de l’université, les résidences de vacances dont leurs usines étaient propriétaires, sur l’Adriatique l’été et à la montagne l’hiver, en Bosnie ou dans la région de Mokra Gora, entre la Drina et le Zlatar… La Yougoslavie était l’État socialiste le plus prospère d’Europe alors que la Serbie, aujourd’hui, est l’un des pays les plus pauvres des Balkans où près d’un adulte sur cinq n’a pas de travail. »
Dubravka Stojanovic poursuit actuellement des recherches sur les Balkans occidentaux de la Belle époque, d’avant la Première guerre mondiale. Elle est formelle : bien avant sa fondation légale – en 1918 –, la Yougoslavie ou du moins un espace yougoslave, existait : « les Yougoslaves – les Slaves du Sud – qui partagent à quelques variations près la même langue, ont toujours été naturellement amenés à coopérer entre eux. Avant-hier comme aujourd’hui, ce n’était ni un projet idéologique ni politique, à la différence de l’idée yougoslave au XXème siècle : de tout temps, ces nations furent trop petites et leurs marchés trop étroits. En fait, ajoute-t-elle, on peut même remonter au Moyen-âge sinon à l’Antiquité pour retrouver cet espace yougoslave : la via Imperia romaine reliait déjà la future Ljubljana à Constantinople via Zagreb, Belgrade et Sofia… »
Une nouvelle « yougosphère » émerge aujourd’hui. JAT, la compagnie aérienne serbe, et Adria Airways, son homologue slovène, partagent désormais les mêmes codes. Les sociétés de chemin de fer serbes, croates et slovènes collaborent de plus en plus étroitement – dans le cadre du projet de « corridor 10 » de l’Union européenne – au sein d’une entreprise conjointe afin de récupérer le trafic de fret en provenance de Turquie et à destination de l’Europe de l’Ouest qui transite aujourd’hui essentiellement par la Roumanie et la Bulgarie. Une ligue de basket Adriatique, regroupant les meilleurs clubs de Serbie, de Croatie, de Slovénie, du Monténégro et de Bosnie, a vu le jour dès 2001. Un projet de la même envergure est à l’étude pour le football. Les échanges sont de plus en plus nombreux dans le domaine de la culture : professeurs, écrivains, poètes, qui regrettent la disparition du grand espace public yougoslave, se retrouvent régulièrement. L’orchestre classique du maestro Premil Petrovic rassemble des musiciens des ex-républiques yougoslaves. Au cinéma, des fictions sont produites grâce à des co-financements régionaux. Le sapunica – soap opera – Ne daj se, Nina, une co-production serbo-croate, est très populaire à la télévision, des deux côtés de la frontière. Vingt ans après le début de la désagrégation de la Yougoslavie, après sa cohorte de massacres et de nettoyages ethniques, de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, les ex-républiques organisent à présent une loterie commune à tous les habitants de feu la Yougoslavie…
Olivier Guez, de Belgrade
@ Guy Maestracci puisqu’il est de bon ton de parler serbo-croate
Jugosloveni (Bosanski,Srbini, Hrvati, nema veze) jebe veliku kukavicu BHL!
SLOBODNA ZA JOVAN DIVLKAK
HASIM TACI à la Haye
bravo et merci pour ce article !
Dobro.