Jovan Divjak, l’un des héros du siège de Sarajevo, était détenu, depuis le 4 mars, dans une prison autrichienne, et, depuis le 8 mars, a été placé en liberté sous caution, mais assigné à résidence. Chaque heure qui passe nous rappelle la honte et les tergiversations pathétiques qui caractérisèrent la diplomatie de l’Europe face à la guerre en ex-Yougoslavie.
Le général Jovan Divjak avait été arrêté, jeudi 3 mars, à l’aéroport de Vienne, à la suite d’un mandat international lancé par le régime de Belgrade pour de prétendus « crimes de guerre ». Et, même si le ministre autrichien des affaires étrangères, Michael Spindelegger, s’est rapidement exprimé sur le non-sens que serait une extradition vers la Serbie, la détention du général – tandis que, dans les rues de Belgrade, Radko Mladic, boucher de Srebrenica et d’ailleurs, est libre de ses mouvements – était une atteinte à la raison autant qu’à la morale et à l’idée même de justice européenne.
Camouflet pour l’Histoire
Entendons-nous. Depuis la bataille d’Azincourt (1415) au moins, il n’existe pas de conflits armés qui ne salissent leurs protagonistes et, à l’issue de chacun d’entre eux, à peu près tous les officiers sont susceptibles de poursuites pour crimes de guerre. A peu près tous, oui – sauf, justement, Jovan Divjak…
Le 6 avril 1992, à la veille de ce massacre qui durera trois ans et demi, Jovan Divjak et Radko Mladic, tous deux généraux serbes et titistes, commandent le secteur militaire de Sarajevo au sein de la JNA, l’armée de Yougoslavie. Or, tandis que l’un, Mladic, se dirige vers Pale, où il prend en main les troupes nationalistes serbes de Radovan Karadzic, l’autre, Jovan Divjak, reste dans la ville assiégée et devient l’architecte de sa défense.
La tâche de Divjak ? Empêcher les forces serbes d’entrer en ville. Son rôle ? Participer à la construction d’une armée bosnienne à partir de milliers de volontaires peu équipés. Ses ennemis ? Les tanks positionnés sur les collines de Lukavica et de Jagomir ; les snipers de Grbavica ; les milices paramilitaires de la purification ethnique.
Divjak ne participe pas à la terrible guerre de Bosnie centrale. Il ne sera pas de la grande offensive libératrice de la Krajina. Il ne bouge pas, en fait, de Sarajevo assiégée. Hiver comme été, on le croise, souriant, chaleureux et digne, dans les rues du quartier de Bjelave, à Sarajevo, à Bistrik, à Hrasno, en Bosnie-Herzégovine, ou sur les lignes de front de Stup, en Serbie.
Dans cette effroyable guerre contre les civils qu’aura été la guerre de Bosnie, les deux signataires de ces lignes peuvent, ainsi que beaucoup d’autres, témoigner qu’il n’y aura jamais eu qu’un parti : celui des innocents traqués, partout dans la ville, par une soldatesque ivre de haine et de violence.
Las de la guerre et de la politique, Jovan Divjak quittera l’armée, peu après les accords de Dayton (1995), pour se consacrer à un orphelinat et à plusieurs autres organisations humanitaires, rejoindre un club d’intellectuels antinationalistes et profiter de sa sympathique popularité dans les cafés sarajéviens.
Prototype de ces hommes de devoir qui, comme l’a dit André Malraux, ont « fait la guerre sans l’aimer », il fuira les associations d’anciens combattants, refusera les honneurs qui lui étaient pourtant dus et consacrera le temps qui lui reste à tenter de renouer le fil de la Bosnie citoyenne, multiconfessionnelle et tolérante d’autrefois. L’assignation à résidence de cet homme est un malentendu aberrant, un camouflet pour l’Histoire, un crime contre la conscience. L’Autriche et l’Europe doivent reprendre leurs esprits et laisser Jovan Divjak retrouver, sans tarder, Sarajevo.
Jean Hatzfeld est grand reporter et écrivain.
Bernard-Henri Lévy est philosophe, membre du conseil de surveillance du Groupe Le Monde.
LEMONDE | 09.03.11 | 13h36