L’événement tunisien par Mehdi Belhaj Kacem.
Propos recueillis par la rédaction.
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Ce qui se passe dans l’ultra-gauche française, chez des gens comme Debord, Agamben, Badiou et quelques autres, est tout à fait similaire à ce qui se passait dans l’extrême-droite française intelligente des années vingt et trente, L’action française, dont est issu par exemple Maurice Blanchot. Walter Benjamin avait choqué son ami Sholem en trouvant que c’était une revue très bien écrite, et qu’ils avaient le mérite de savoir exactement, politiquement, ce qu’ils voulaient… par nostalgie d’un monde irrémédiablement perdu, celui de la vieille France hiérarchisée dans un cas, celui du vieux marxisme-léninisme « efficace » dans l’autre (et, dans le cas de Badiou, nostalgie pas très nette de la hiérarchie et de la « discipline » lin piaoiste, voire pol potienne ou guzmanienne, militarisée), la cible devient : la démocratie, l’indiscipline sauvage des masses, les libertés, etc. Bien des propos de Badiou là-dessus ressemblent à n’importe quel plumitif des feuilles d’extrême-droite française sur la « décadence » des foules abruties par le haschich et la pornographie. Pareil avec Agamben, qui nous explique qu’en somme un camp d’extermination nazi et un supermarché, un mirador et un sex-shop, c’est du pareil au même. Et on en vient à dire, contre toute raison, et en insultant les vies de dizaines et centaines de millions de gens, qu’au regard de l’impérialisme capitaliste, il n’y a aucune différence substantielle entre une démocratie parlementaire bourgeoise et une dictature, entre un État de Droit et un pays comme la Tunisie, où le Ministère de l’Intérieur s’était transformé en véritable château de Silling à la Sade, une Chambre luxueuse de Torture au cœur même de Tunis. En tant que tunisien, je ne pouvais absolument plus entendre de pareilles stupidités, toujours venues de grands bourgeois au confortable train de vie, qui n’ont jamais risqué physiquement leurs peaux pour avoir le droit de dire ce qu’ils voulaient, que ce soient leurs philosophies géniales ou que ce soit, comme ici, des âneries insultantes. Sous la Chine maoïste, Badiou aurait été jardinier, au mieux, ou aurait fini avec une balle dans la tête, au pire.
J’en étais là, l’année dernière. J’en avais assez des âneries séniles du ghetto gauchiste « radical chic ». Mais je ne m’attendais pas à ce qu’un événement crucial, venu de mon pays d’origine, me donne à ce point raison. Pour trancher dans le vif du sujet : je me demandais depuis quelques années s’il ne fallait pas, tout simplement, tirer un trait sur presque tout le vingtième siècle politique « révolutionnaire ». C’est-à-dire sur l’échec du léninisme, – dont Badiou et Zizek, je n’en disconviens pas une seconde, sont les « grandes » projections philosophiques historiques – et ses causes profondes. Qui tient à ceci : à partir de la Révolution française, la Révolution, comme telle, est devenue le paradigme absolu, unique, du politique comme tel. Et la question qui se pose, par exemple, c’est : qu’est-ce qu’on appelle une Révolution ? Qu’est-ce qu’on appelle un événement politique ? De 1789 et la Commune de 1871, à 1917 ou à la Révolution cubaine, par exemple, on passe d’un soulèvement entièrement populaire à la prise de pouvoir d’une avant-garde armée, qui dicte au peuple quel doit être son propre Bien. À partir de 1789, la Révolution devient le seul événement politique digne de ce nom. Toute la question est : quelle répétition de cet événement devient à son tour un événement ? Quel est le « bougé » idéologico-politique qui fait que le 20ème siècle a commencé par 1917, tandis que le 21ème commence par 2011 ?
Je m’explique. 1789 a été la date, encore emblématique pour plusieurs siècles et au-delà, d’une cassation de l’ère du théologico-politique. La péripétie juive n’a été qu’un commentaire interminable, jusqu’à aujourd’hui compris, de ce qui s’est passé autour de Moïse et d’Abraham. Le christianisme quasi bi-millénaire n’a été qu’un interminable commentaire des actes du Christ, et des suites que donnèrent Paul et Augustin à cet événement. La Révolution luthérienne ne consiste qu’en une réinterprétation radicale de Saint Paul, contre tous les pères de l’Église et contre Rome. L’Histoire de l’islam n’est qu’un long commentaire de ce qui s’est passé autour de Mahomet et de sa famille : même la scission entre sunnisme et chiisme procède du seul « feuilleton » autour de la succession familiale du Prophète. Rousseau est le premier penseur qui interrompt le théologico-politique, et la Révolution française sera sa conséquence. Kant et Hegel seront les philosophes accomplis de cet événement – surtout Hegel ! –. C’est tout. Un événement, trois penseurs. Le reste, depuis plus de deux siècles, n’est que commentaires et prises de positions par rapport à cet événement. Et nous devons avoir la modestie d’admettre qu’il en sera encore ainsi pour des siècles et des siècles : tout ce que nous disons, que nous le sachions ou pas, n’est qu’annotation des « Saintes écritures » de Rousseau, Kant et Hegel. Si je vais aujourd’hui en Tunisie parler de Staline, alors que Ben Ali était son sosie sans moustache, une sorte de Staline de droite, ou de Mao, les gens me lyncheront, et ils auront bien raison. Si je leur parle de la philosophie hégélienne de l’Histoire, ou de sa très méconnue dernière période, sa gigantesque philosophie du Droit, ils sont passionnés. C’est leur philosophie. C’est celle dont ils ont besoin ici et maintenant. Donc : un événement, une sainte Trinité, comme le Christ, Paul et Augustin : Rousseau, Kant et Hegel. L’Idée du communisme (et déjà aussi de l’écologie politique…) est intégralement déjà présente chez Rousseau, puis dans certains discours de Robespierre : la Révolution française ne fut pas que Révolution bourgeoise, comme le dira Marx. La lutte des classes n’est qu’une vulgarisation de l’anthropogénétique hégélienne du Maître et du valet. Une simplification, voire un durcissement, dont la littéralisation, au vingtième siècle, conduira en ultime instance à Pol Pot, que ça nous plaise ou non. Il y a une « souplesse » dans la dialectique hégélienne du Maître et du Valet, un déploiement infini de nuances, qui s’est outrageusement simplifié dans le « simple » face-à-face du prolétariat et de la bourgeoisie dans Marx. Bref : tout ce qui a succédé à Rousseau, Kant et Hegel ne fut que le gigantesque prisme amplificateur d’énoncés qui sont intégralement, je dis bien intégralement, contenus chez ces trois seuls philosophes.
Depuis, nous n’avons que des interprétations. Marx dira : très bien cette révolution, mais on peut peut-être faire plus radical. J’ai toujours, comme par hasard, trouvé faiblarde sa critique de la philosophie hégélienne du Droit ; et c’est peut-être, malheureusement, dans cette lacune que gît toute l’impasse des horribles dictatures bureaucratiques du vingtième siècle réclamées de Marx. Nous devrons à chaque fois tout reprendre depuis le début : l’événement est toujours extrêmement concentré dans le temps, car il contient plus de savoir que tout ce qu’il déploie ensuite sur des siècles. La situation tunisienne actuelle est un bombardement de pensées et d’informations politiques plus concentré que ce que j’ai pu apprendre toute ma vie dans les livres et la réflexion sur les événements du passé.
Dites, Spoiler, une « gauche déradicalisée », n’est-ce pas exactement ce qui aujourd’hui est non seulement tout à fait « possible » (elle a gouverné plusieurs années en France et s’apprête à le refaire) mais également présenté sur toute la surface des médias comme la seule alternative à la droite décomplexée ? Et quand bien même Badiou se trompe, le jour où les vôtres répondrez loyalement à ses livres, au lieu de le traiter à mots couverts ou sur tous les toits d’antisémite, vous pourrez vous prétendre démocrates. Encore un effort dialectique, camarades !
Je souffre pour les combattants de la liberté libyens qui se sacrifient pour rejeter le tyran et sa famille de leur mémoire. Dans mes pensées obsessionnelles je meurs à chaque fois dans leur combats avec eux.
Si le combat meurt et s’éteint je prends l’engagement de porter le deuil pendant trois mois avec un brassard noir
et de diffuser auprès de mon entourage et de mes rencontres le désespoir qui aura été le mien dans une défaite
du courage et de la révolte d’un peuple qui aura rêvé d’être libre en sortant des griffes d’un despote et en abolissant la souffrance et la torture.
J’étais à l’île enchantée un certain soir où des pots de peintures volèrent à travers les baies vitrés, une sorte d’attentat contre l’avant garde du capital si j’ai bien compris. Quelques innocents crochets à caténaires plus tard, vous n’en finissez pas de solder l’événement, après la triste (mais probablement nécessaire dialectiquement) parenthèse Badiousienne. Badiou qui n’en finit pas de règler son obsession juive (nouveau livre ces jours à « la fabrique »), et pérorer à l’unisson de ses frères spirituels de Tarnac dans les colonnes du monde sur les révolutions arabes.
Rejoindre aujourd’hui « la règle du jeu », c’est finalement reprendre la geste initiale des nouveaux philosophes, conspués nouveaux philosophes (on m’a toujours appris qu’ils étaient pire que tout), c’est à dire la possibilité d’une gauche déradicalisée: cela fâchera vos anciens amis.
Merci pour ces comptes-rendus et ces prises de position à cheval sur la méditerranée. Ce dernier billet suscite en moi quelques questions :
Pourquoi réduire la rupture du théologico-politique à trois auteurs (Rousseau, Kant, Hegel) ? Pourquoi réduire le christianisme à Jésus Christ, Paul et Augustin ?
Est-ce que ces réductions ne reproduisent pas le même geste hyper-simplificateur que l’abusive association agambienne mirador-sex shop et camp d’extermination-supermarché ?
Est-ce que ce fétichisme de l’évènement et cette admiration pour les « héros du concept » ne fait pas mal à l’Histoire ?
La sociologie historique (matière ouvertement méprisée par A.B.) n’a-t-elle pas permis de dépasser une conception évènementielle, héroïque et personnifiée de l’histoire ?
La sociologie de la science, avec Bruno Latour et Michel Callon entre autres, établit assez bien qu’il n’y a pas de géants mais seulement un grand nombre de fourmis. Pourquoi transformer cela en des unités ou des trinités ?