S’il y a une conclusion à tirer de la Saint Valentin, c’est que le mouvement vert de contestation en Iran est plus que jamais en vie. Un an et demi après la réélection contestée de Mahmoud Ahmadinejad à la présidence iranienne, des dizaines de milliers d’Iraniens (des centaines de milliers selon le Financial Times) ont de nouveau bravé hier l’interdiction des autorités en osant descendre exprimer leur mécontentement dans les rues de Téhéran. Et ce n’est pas tout. Les manifestants ont également défilé aux quatre coins du pays. Des « Mort au dictateur » se sont ainsi fait entendre dans les rues de Shiraz (sud), Kermanshah (ouest), Ispahan (centre), Rasht (nord), Qazvin (nord), ou Mashad (nord-est).
Ironie du sort, tandis que c’est la révolte 2.0 des Iraniens en juin 2009 qui a montré le chemin au monde arabe, précurseur de ce qui allait se produire en Tunisie et en Égypte, c’est précisément les peuples de ces deux pays qui ont permis à l’Iran de renaître de ses cendres. À l’origine, un appel, lancé il y a une semaine par les grandes figures de l’opposition iranienne, MirHossein Moussavi et Mehdi Karoubi, demandant l’autorisation au ministère de l’Intérieur de manifester pacifiquement en soutien aux peuples arabes le lundi 14 février, comme le prévoit l’article 27 de la Constitution iranienne. Dès lors, le pouvoir iranien, qui n’a eu cesse de répéter que le Maghreb connaissait une révolution islamique comparable à celle de 1979, s’est retrouvé piégé. Refuser à l’opposition le droit de manifester pour l’Égypte, c’était afficher au monde entier son hypocrisie.
Mais le régime iranien n’avait pas tort d’avoir peur. Il savait pertinemment que l’Égypte était un prétexte et que les manifestants détourneraient la journée en rassemblement anti-gouvernemental. D’ailleurs, preuve de cette crainte, il a arrêté, la veille, une vingtaine d’activistes politiques, et est même allé jusqu’à assigner à résidence les deux leaders de l’opposition, à l’origine de l’appel, afin qu’il ne se joignent pas au cortège. Mais c’était sans compter sur l’extraordinaire élan de mobilisation à travers Facebook, où des milliers d’internautes iraniens ont changé leur photo de profil en affiche du 25 bahman (14 février) appelant à manifester, mais surtout en Iran, où les murs, cabines téléphoniques, bennes à ordure, ou encore billets de banques, ont tous été recouverts de la fameuse date peinte en vert.
Au petit matin, des milliers de forces de l’ordre (policiers anti-émeutes, agents en civil, Gardiens de la Révolution) étaient déployés aux quatre coins de la capitale, pour éviter tout débordement. Sur le trajet de la marche, de la place Imam Hossein à la place Azadi (soit le même parcours emprunté par des millions de manifestants le 15 juin 2009), ce sont des dizaines de forces de sécurité qui étaient postés à chaque carrefour, empêchant et dispersant le moindre regroupement. Mais sur les coups de 16 heures, la donne a changé…
« Moubarak! Ben Ali! Au tour de Seyed-Ali! », scandent des centaines de manifestants avenue Enghelab, en se dirigeant vers la place Azadi (de la liberté). Les autorités avaient raison de s’inquiéter. L’opposition vient bel et bien de détourner ce rassemblement en manifestations contre le régime. Seyed-Ali, c’est le prénom du Guide, le véritable chef d’État en Iran. Oubliez Mahmoud, c’est le pouvoir tout entier qui est visé. « Ni Gaza, ni Liban, mais Tunisie, Égypte et Iran », s’époumonent maintenant les opposants. Le Régime iranien est désormais visé pour le vaste soutien financier et militaire qu’il accorde au Hamas palestinien et au Hezbollah libanais, en lieu et place de son propre peuple. Chose étonnante, il est à noter qu’aujourd’hui, les forces de l’ordre ne matent pas férocement la foule comme en 2009, se contentant plutôt de la disperser à coups de bâtons et de gaz lacrymogène. Selon une source bien informée interrogée la veille par Al Arabiya, les forces de sécurité auraient reçu l’ordre de ne pas réprimer sévèrement. Mais c’était oublier les miliciens bassidjis.
Patiemment installés sur leurs motocross noires en marge du rassemblement, ils revêtent leur casque rouge de protection et lancent l’assaut. Des scènes rappelant la terrible répression qui s’est abattue sur les manifestants en juin 2009. En les apercevant rue Azadi, certains manifestants s’écrient: « Mort au dictateur, qu’il soit en chameau ou à moto », référence aux manifestants pro-Moubarak de la place Tahrir au Caire. L’humour et l’inventivité, les seules armes dont sont munis les Iraniens. Malheureusement, les forces de l’ordre en ont d’autres. La foule fuit. De violents heurts éclatent. Un manifestant, le corps ensanglanté, est évacué.
La nuit tombe sur la capitale iranienne, réveillée par de vastes brasiers. Ce sont les manifestants, qui ont mis le feu à des bennes à ordures, qu’ils dressent maintenant en barricades. « Moubarak, Ben Ali, au tour de Seyed-Ali », répètent en chœur des voix masculines comme féminines , le sentiment du devoir accompli. Plus loin, certains opposants entonnent « Ey Iran », un hymne nationaliste iranien. Pendant ce temps, les véhicules environnants klaxonnent en signe de soutien. Quelques heures plus tard, de nombreux Téhéranais grimperont sur le toit de leur maison pour scander « Mort au dictateur » et « Allah Akbar ». Ce dernier slogan, c’est l’ayatollah Khomeiny, qui avait invité la population iranienne à le crier en signe de contestation contre la monarchie du Shah, en 1979. Aujourd’hui, il se retourne contre les mollahs. À la fin de la journée, le conseiller de MirHossein Moussavi, Ardeshir Amirarjomand, saluera une « grande victoire » avant d’annoncer que le mouvement vert est « en vie et vivace ». Il révélera ensuite que les forces de l’opposition sont en train de « déterminer la prochaine tactique ».
Mais la victoire est une nouvelle fois ternie par le deuil. Deux manifestants ont perdu la vie aujourd’hui, à Téhéran et à Ispahan. Selon les sites des droits de l’Homme, près de 1500 manifestants ont été arrêtés lors de la seule journée de lundi, et rejoignent la liste déjà interminable des prisonniers politiques.
L’agence de presse semi-gouvernementale Fars jugera pour sa part que la personne décédée à Téhéran a «été tuée par balle et plusieurs autres ont été blessées par des séditieux (façon dont les autorités nomment les partisans de l’opposition) qui s’étaient rassemblés à Téhéran». Encore mieux, l’agence de presse décrit les participants à la manifestation « illégale » comme des Moudjahidines du peuple, des Royalistes, et des voyous liés à l’Amérique et à Israël…
Ce matin, le président du Parlement iranien Ali Larijani et les députés de la majorité conservatrice ont réclamé la peine de mort contre les dirigeants de l’opposition. « Mehdi Karroubi et Mirhossein Moussavi sont des dépravés et devraient être jugés », disent-ils. Les deux dirigeants de l’opposition « sont tombés dans le piège des Etats-Unis » en publiant cet appel à manifester. « Le Parlement condamne cette action américano-sioniste anti-révolutionnaire et antinationale des séditieux », a déclaré M. Larijani. « Moussavi et Karoubi doivent être pendus », ont de leur côté crié les députés lors de la session du parlement. Ils ont scandé « mort à l’Amérique », « mort à Israël , mais aussi « mort à Moussavi, Karoubi et Khatami », tous trois d’anciens membres du Régime iranien.
« Ceux qui sont à l’origine des désordres publics de lundi seront fermement et immédiatement confrontés aux faits », a promis quant à lui le porte-parole de la justice iranienne, Gholamhossein Mohseni-Ejei, laissant redouter de nouvelles peines de prison extrêmement sévères pour les manifestants arrêtés hier.
Après plus d’un an de silence, et une répression hors du commun, le mouvement vert a réalisé aujourd’hui un retour fracassant sur la scène iranienne en prouvant à tous ceux qui en doutaient que la contestation en Iran n’avait rien perdu de son ampleur et qu’elle ne demandait qu’à se ranimer. Mais une nouvelle fois, cette démonstration de force pacifique se solde par un lourd bilan. Les deux morts, et encore plus les 1500 arrestations prouvent qu’à la différence de l’Égypte ou de la Tunisie, les dirigeants iraniens ne sont pas prêts de lâcher les rênes du pouvoir. Néanmoins, la violence de leurs réactions du jour, et le grotesque de leurs justifications trahissent leur gêne. Aux dirigeants de l’opposition d’en profiter pour ne pas laisser la flamme s’éteindre, de décider rapidement de nouvelles « tactiques » et de ne pas attendre que s’écoule une année avant la prochaine étape.