Un matin de janvier, on marche du bas de l’avenue de Wagram jusqu’au marché Poncelet qui, malgré le froid hivernal, grouille d’activité. Il y a là des odeurs de poulet rôti à la broche, le fameux marchand de salades et toutes ces échoppes où l’on vend aux habitants du XVIIème arrondissement des fruits et des légumes trois fois plus chers qu’ailleurs ! Entre les caddies surchargés, les sacs pleins de provisions et les vieilles dames en vison, on slalome. Puis, dès la rue Bayen en vue, on tourne pour éviter la cohue de l’Avenue des Ternes. Là-bas, le bruit des voitures et les cortèges des klaxons, malgré l’interdiction, sont légion. Devant moi, désormais, la chaussée est dégagée. Derrière, j’entends deux voix guillerettes, elles suivent, elles ont la même idée que moi : biaiser, tricher (légèrement), procéder à l’envers. Cette fois on entrera à la FNAC par la porte de derrière. Quelques pas encore et enfin le Saint Graal, ni coupelle, ni calice, se dresse devant nous. Entrer à la FNAC par la porte de derrière, c’est comme y entrer en habitué, en VIP. On évite les promeneurs qui s’extasient devant cet écran plat trois mètres sur trois, on ne nous arrête ni pour vérifier notre sac ni pour « profiter d’incroyables réductions » ; mieux, on salue le vigile posté là qui nous reconnaît et qui semble un peu s’embêter. La FNAC c’est une ambiance particulière. Pas celle des librairies ou l’on vous conseille plein d’attentions ni celle des échoppes poussiéreuses où tout est capharnaüm : à la FNAC on peut flâner mais tout est bien rangé, c’est un mélange réfléchi, conçu pour plaire au lecteur pressé comme au liseur lent.
On entre. Devant nous, la cohue. Beaucoup de monde, plusieurs étages, les escalators, le rayon musique, le rayon jeu vidéo puis, enfin, au sommet de l’immeuble comme au sommet d’une montagne, la raison de notre périple, le rayon livres. Sur les escaliers roulants, on se serre bien, on se compacte. On se hâte. Derrière, j’entends toujours les voix guillerettes. Puis, au sortir de l’escalator, les gens se pressent comme au premier jour des soldes ! Ils veulent être les premiers à découvrir les nouveautés livres. Comme si la lecture était un exercice de vitesse, un sprint. Tout de suite à droite, sur un long mur de façade, on a présenté les meilleures ventes, de la cinquième à la première. On s’arrête, on feuillète, on se dit pourquoi pas tel essai ou telle biographie. L’autre jour, tard le soir à la télé, une rediffusion. Chez Francois Busnel, Untel nous avait donné envie de lire son livre. Il le vendait bien. Alors on le glisse sous le bras et on poursuit. Il y a le rayon Histoire richement garni. Le rayon Politique et Société ou l’on perçoit bien, même s’il s’en défendra, les orientations politiques du chef de rayon (il aime Chavez et Michael Moore).
Et puis, un peu plus loin, ambiance feutrée et messieurs aux airs intelligents : le rayon littérature. Ici plus de sprinteurs, que des marathoniens. Des lecteurs impressionnants, ils ont lu tout Nothomb, tout Moix, maitrisent leurs classiques sur le bout des doigts. J’avance. Je prends cet exemplaire des correspondances de Musset et de Sand. Un régal. Je pioche parmi la pile des Silence de ma mère d’Antoine Silber, longue nouvelle ou court roman qu’on lit d’une traite et qui nous fait passer un bon moment. A côté de moi, deux lectrices assidues reviennent sur la polémique Jardin. Je tends l’oreille. La discussion se termine :
– Qu’avez-vous d’autre entre les mains ?
– Un Trottoir au soleil, le dernier Delerm
– Ah Delerm, vous ne serez pas déçue ! C’est une merveille lorsqu’il parle de Venise.
Tiens un nouveau Delerm ! Je laissais les dames à leur discussion et m’emparais de l’objet de convoitises. Je dis « je », je ne dis plus « on » car dans le nouveau Delerm, c’est là toute la nouveauté, l’auteur laisse une place non négligeable à l’introspection, son introspection. Il parle de ses séances d’écriture, des après-midis passés avec son petit-fils, du temps qui passe, de cette admiratrice, récemment veuve, qui puise dans ses livres la force de continuer à vivre. Je feuillette, je corne, je souligne. J’avais adoré La Première Gorgée de Bière, toutes ces fines et exquises chroniques d’instants banals et quotidiens. Il y en a peu, aujourd’hui, des comme Philipe Delerm qui sont capables d’écrire brièvement tout en prenant leur temps. Il y en a peu des littérateurs, qui savent fixer des instants, observer attentivement, ne pas se hâter puis tout coucher sur le papier. Lire Delerm, c’est s’assurer quelques instants de tranquillité et de sérénité loin du buzz des titres accrocheurs et des couvertures multicolores, ces nouveau maux qui forment, associés, le drame de notre littérature.
Très récemment Philippe Delerm a pris sa retraite. Il y a quinze jours à peine, il était encore professeur quelque part en province. On l’imagine bonhomme, à l’écoute de ses élèves, leur transmettant le gout des belles lettres et de la Littérature. On imagine Delerm, ses yeux rieurs, sa mine tranquille enseigner le français comme cet artisan, ce luthier, cet ébéniste produisent patiemment des merveilles. Avec Le Trottoir au soleil, l’auteur reprend une recette qui fonctionne à merveille : croquer des instants de vie universels en les enrichissant de profondeur. Delerm a donc pris sa retraite. Delerm vieillit, oui. Sa barbe blanchit. Il profite encore plus profondément des instants qu’il décrit de peur qu’ils se fassent plus rares. On devine dans sa plume ce regard encore plus aiguisé. On voudrait tellement passer un moment de vie avec Philippe Delerm, le voir vivre, simplement vivre. Observer l’observateur.
Comme certains musiciens ont l’oreille absolue, Delerm est un écrivain absolu. Car pour Delerm tout est prétexte à Littérature. Dit comme ca, ca pourrait être péjoratif mais pas du tout. Il y a dans Le Trottoir au Soleil quelques purs exercices de style, de jolis textes et puis ces histoires, ces sentiments que vous n’auriez pas mieux décrits. Quelques exemples : Les Persistants Lilas, Se Plaire dans Turin, Avec son Petit Matos. Avec son Petit Matos est une vraie satisfaction. Une satisfaction personnelle. De ces textes qui vous font plaisir car ils reflètent une certaine idée mythifiée de la personne que vous aimez lire. Philippe Delerm aime Antoine de Maximy. Génial ! Ces deux-la sont, dans le fond, un peu pareil. Ils aiment parler, aller sur les routes. Celles de Delerm sont généralement françaises, au maximum européennes. Celles de Maximy beaucoup plus lointaines, asiatiques, africaines, sud-americaines. Qu’importe ! En commun, il existe ce sens du contact, de la découverte, l’amour de la rencontre et du récit.
Cela faisait désormais plus d’une heure que j’étais assis dans un coin de la FNAC, en haut près des bandes dessinées, là où personne ne vient vous déranger. J’avais lu tout Le Trottoir au Soleil. Je relisais, page 102, Au Nord de Soi. Le texte parle du Nord de la France, de ces chemins boueux, de ces maisons de brique loin du soleil.
« On ne va pas au Nord pour aller vers les autres mais pour aller vers soi, vers une part de soi solitaire, vaguement amoureuse, pas tragique mais sérieuse, écharpe ou col roulé pour parler au silence. Les kilomètres de la route ont tout pour sembler mornes, mais on ne les vit pas ainsi. C’est un chemin initiatique dans le gris mouillé, et la campagne est un chemin paradoxal entre deux eaux. Beauvais, Ablancourt, Abbeville, il faut d’abord que les noms tombent lourd : des villes sans désir, abstraites sur les panneaux. » Le texte bien sûr se poursuit. Moi je me suis précipité à la caisse pour acheter le livre et j’ai pris, sans prévenir, l’Autoroute du Nord direction Péronne puis Lille puis Bruges….