Taryn Simon est une photographe new-yorkaise de trente-cinq ans, qui a commencé son parcours en travaillant pour des publications comme le New York Times ou le New Yorker, avant de se révéler comme bien plus qu’une photojournaliste.

En effet, Taryn Simon a une voix, comme dirait Barthes, ou, pour employer une autre métaphore, un langage, qui lui sont propres et apparaissent suffisamment singuliers pour mériter l’attention.

À ce jour, la jeune artiste a entrepris trois grands ensembles, trois séries à l’unité organique : The Innocents, en 2003, était constitué d’images de quarante-cinq personnes, hommes et femmes – essentiellement des hommes –, qui avaient été condamnées à de longues peines de prison, voire à la peine de mort, pour crime, et qui l’avaient été à tort – les analyses de l’ADN ont permis de prouver qu’ils n’étaient pas coupables, et d’établir pleinement leur innocence. Pour chacun d’entre eux, Taryn Simon a mis en scène le retour dans un lieu de l’injustice organisée, mais dont la représentation permet à la fois de porter témoignage et d’ouvrir la voie à une rédemption.

Vincent Moto, condamné pour viol en 1985, innocenté en 1996, se trouve sur le lieu de son arrestation, à Philadelphie. Calvin Washington, condamné à la prison à vie pour le viol et le meurtre d’une femme, innocenté en 2001, après treize ans passés en geôle, pose dans une chambre de Waco, Texas, où un témoin indiqua l’avoir entendu avouer le crime. De la Virginie à l’Idaho, de l’Oklahoma au Texas, ce projet, qui a donné lieu à un livre, constitue aussi un voyage à travers les États-Unis.

La deuxième série est intitulée An American Index of the Hidden and Unfamiliar, et a donné lieu à des expositions en 2007-2008. Il s’agit, pour Taryn Simon, de documenter ce qui, de la culture américaine, est inconnu: une plantation officielle de marijuana, l’endroit où les astronautes passent leur dernière nuit avant de partir dans l’espace, à Cap Canaveral, de fausses salles de jugement…

Quant à la troisième, qui a été exposée cet automne à Beverly Hills, puis New York, elle est intitulée Contraband et se compose de mille soixante-quinze photos d’objets abandonnés à l’aéroport JFK, des animaux empaillés aux sacs Louis Vuitton. Le livre vient de paraître.

On pourrait partir, pour présenter le projet de Taryn Simon, de ce que Hans Ulrich Obrist, dans sa préface au catalogue de Contraband nomme le caractère « anthropologique » de son œuvre: il s’agit bien de documenter – on peut penser, à ce titre, aux pages que Foucault consacre à l’archive dans son Archéologie du savoir. Oui, il y a bien un aspect foucaldien dans la production de la photographe, obéissant à l’idée de proposer un portrait d’une réalité, d’en tirer des conclusions, mais ce d’une façon non explicite, ou en tout cas non explicitée. Son travail semble s’organiser autour d’une double valence: d’une part, une certaine forme de visée politique, de révélation, ou, pour le dire plus justement, de recréation de ce qui a été caché et n’est pas nécessairement acceptable. De l’autre, le concept d’archive, la réunification des fragments d’une civilisation, autour d’une certaine conception de l’instant présent – du contemporain.

Pour finir, ce dont il est question, c’est bien de l’identité: l’identité américaine, bien sûr, à travers ses brûlures, par le biais des problèmes posés par le système pénitentiaire, de l’identité comme mélange. La forme choisie par l’artiste peut apparaître comme la plus adéquate afin de rendre compte d’une existence kaléidoscopique: au kaléidoscope des Américains correspondrait la variété des images construites par la photographe.

Cependant l’idée même d’un projet intitulé An American Index of the Hidden and the Unfamiliar manifeste clairement que les États-Unis fournissent un cadre à une recherche plus profonde qu’a engagée l’artiste: l’index est « américain », mais son sujet est existentiel, il pourrait être relié à ce que Freud appelait le « malaise dans la civilisation », ou, pour le dire autrement, ce qui, dans la culture américaine, correspondrait à une « inquiétante étrangeté ».

Ce qui importe au fond est bien l’identité de Taryn Simon comme artiste photographe, comme personne produisant des images, d’une façon très singulière. Car il ne s’agit pour elle, simplement, du règne de l’iconique, se posant contre le discursif. En effet, ainsi que le note Salman Rushdie dans le texte qu’il a écrit pour An American Index, Taryn raconte des histoires, chaque photo porte, en creux, la présence de la personne qui l’a capturée.

De surcroît, Taryn Simon ne se contente pas de produire des images: elle écrit des textes, qui accompagnent les photos dans les catalogues. Son œuvre s’exprime dans la confrontation du texte et de l’image: non plus un conflit, mais un heureux dialogue, pour transcrire des réalités oubliées, exhumer les cryptes de la culture américaine.

L’an prochain, Taryn Simon vivra à Paris. À une artiste de sa trempe pourrait appartenir, avec le regard de l’extérieur, de trouver ce qui fait vraiment l’identité, c’est-à-dire la variété, de la France.

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