Où est passé Zorro ? La nuit est bien là, mais nul n’en surgit. De Tarzan, nous avons des nouvelles: la dernière fois (il y a quinze ans), au cinéma, interprété par Christophe Lambert dans Greystoke, mais aussi, dans un registre plus politico-socio-médiatique, avec l’émergence, en 1992, d’un routier fameux luttant sous ce nom d’emprunt. Nous ne vous ferons pas non plus l’injure de vous inonder d’informations au sujet de Superman: même si son plus brillant interprète, Christopher Reeve, restera paralysé à vie suite à une chute de cheval (accident aussi absurde que si Guy Williams, le Zorro de Disney, était tombé du haut d’un gratte-ciel), Clark Kent se porte à merveille, comme le montre la multi-diffusion des séries et des comics qui lui sont consacrés dans toutes les langues. Même Batman, dont la traversée du désert fut presque trois fois plus longue que celle du Général, est revenu en force en 1989, pour devenir ce que, même à l’apogée de sa gloire, dans les années 40, il n’était jamais parvenu à être: le numéro un des super-héros. Mais Zorro ? Où est Zorro ? Zorro n’arrive pas. Ou alors, c’est vraiment sans se presser.
Certes, on nous annonce prochainement un Zorro au cinéma, incarné par Antonio Banderas et produit par Steven Spielberg. Il serait temps: le dernier Zorro valable était celui d’Alain Delon en… 1974. Pourtant, depuis sa création par Johnston McCulley en 1919, dans un récit intitulé The Curse of Capistrano (la Malédiction de Capistrano), Zorro a été porté à l’écran plus que de raison.
Mais que fait-il aujourd’hui ? Pourquoi l’époque, sujette à toutes les injustices et les inégalités possibles, se passe-t-elle aussi bien de celui qui les soigne le mieux ? Chaque société, dans les moments particuliers que sont ses multiples virages, ses traumatismes, ses choix ou ses difficultés sociales, économiques, politiques, aime à se choisir un mythe qui l’incarne, la représente, la symbolise et parfois, en la faisant rêver, la défoule. Quand aucun mythe déjà existant ne la satisfait, il se peut qu’elle prenne la peine de l’inventer.
Arsène Lupin incarne à lui seul une révolte face à la société française bourgeoise de la fin du XIXe siècle et, à travers lui, c’est à une critique du paraître que se livre Maurice Leblanc, qui se bat, lui, du côté de la réalité quotidienne. En outre, Lupin s’annonce déjà comme le parangon de ces grands escrocs que la première moitié du siècle a sécrétés, Stavisky par exemple. Dans Lupin, on voit qu’un ancien mythe, celui de Robin des bois, a été réactualisé. Car le propre des grands personnages est d’être suffisamment intemporels pour être capables de subir les avatars les plus divers. Le Cid, à la renommée aussi rayonnante que Roland (et qui fit beaucoup pour la réputation de Gérard Philipe et de Charlton Heston), bien que figure de proue de vertus éternelles, est issu d’un arrière-plan historique particulier, celui de la Re-conquista espagnole. James Bond, quant à lui, n’incarne rien d’autre qu’une vision romanesque d’un contexte géopolitique bien défini: celui de la guerre froide.
Surveiller et punir, les deux axiomes du héros noctambule
La galerie de ces héros (qui peuvent être aussi des antihéros, des ridicules ou des salauds) est vaste, dans laquelle nous rencontrons Cyrano de Bergerac, Sherlock Holmes, d’Artagnan, Hercule, le docteur Jekyll, Ubu, Volpone, Icare, Tintin, Tartarin de Tarascon, San Antonio, OEdipe, Frankenstein, l’Homme invisible… Mais il est vrai que les trois plus proches de notre imaginaire enfantin restent Superman, Tarzan et… Zorro. Zorro, dont la disparition de notre univers culturel est d’autant plus étrange qu’il incarne une figure qui manque, nous l’avons dit, dans la sphère sociale actuelle.
D’abord, parce qu’à l’heure d’un retour à la normalité, aux petites choses de la vie (voir le syndrome Delerm) ou à la modestie politique (voir la méthode Jospin) il n’est nanti d’aucun pouvoir surnaturel. Seules la ruse, la rapidité et l’habileté le définissent: telles sont aussi les armes, de nos jours, de celui qui veut «s’en sortir» dans une société qu’on dit bloquée. Ses atouts sont exclusivement humains, et ses actions, par là même, suggèrent une note d’espoir. Les aventures de Zorro ne s’intéressent jamais à l’étrange ni au fantastique, mais aux relations entre les hommes, sujet à jamais actuel. Peu importe la psychologie des méchants: c’est leur châtiment qui est étudié. Chaque épisode est une réflexion sur la manière de punir.
En outre, Zorro symbolise l’indépendance d’une vraie justice par rapport au pouvoir établi – ce qui, semble-t-il, est également dans l’air du temps. A ce propos, on remarquera que la justice qu’il rend n’est pas seulement distributive, comme Robin des Bois, mais aussi humaniste. Il ne punit pas uniquement, à l’instar de Superman, des atteintes à la propriété privée, mais intervient chaque fois que l’homme est bafoué dans sa dignité ou sa liberté. Zorro a quelque chose de kantien: pour lui, la personne doit être considérée comme une fin et jamais comme un moyen (d’où ses exactions envers le corps militaire, pour lequel l’homme est interchangeable et un moyen de faire la guerre).
Ce à quoi Zorro renvoie, c’est à la conscience civique qui fait tant défaut aujourd’hui, et dont nos politiciens s’efforcent à grand-peine de freiner l’érosion. Le modèle que propose Zorro, c’est celui d’une responsabilité individuelle à travers l’action: chaque citoyen, comme le fait don Diego, doit s’arroger, ex nihilo, la possibilité d’agir sans attendre des institutions qu’elles régulent son libre arbitre. Mais pourquoi fait-il tout cela ?
Parce que personne d’autre ne le fait. Pour Zorro, il existe un sommeil civique comme on parle de sommeil dogmatique. Tout l’art est de s’en arracher: en sautant sur son cheval, en étant le témoin réactif de son environnement. Le métier de Zorro n’est pas tant d’en découdre que de s’impliquer. Non pour en tirer gloire, mais par devoir moral – et tant mieux si le droit moral coïncide, par hasard, avec le droit positif, si le «tu dois» et le «tu peux» ne font qu’un. Car Zorro n’est pas un hors-la-loi: il rectifie, à la pointe de l’épée, les aléas du système juridique. Il réalise le droit. Il traduit les décrets à coups de sabot sur la terre craquelée. Il est l’apôtre, paradoxalement idéal, de la Realpolitik. Il représente ce que nous n’avons plus: l’homme de terrain.
Ainsi les chômeurs auraient-ils eu besoin d’un Zorro. Comme eux, mais de manière symétriquement opposée puisqu’il est un nanti, don Diego est d’une catégorie que la société méprise: celle de ceux, décadents ou misérables, richissimes ou démunis, qui ne jouent aucun rôle productif dans la société. L’erreur des chômeurs a été de croire, comme jadis les routiers avec Tarzan, que c’est de leurs rangs que devait jaillir une figure de proue propre à les représenter et à les défendre; alors que c’est précisément du côté des privilégiés qu’aurait dû surgir leur Zorro. Car la force de don Diego provient de ce qu’il côtoie, toute la journée, ceux qu’il combat une fois enfilés sa cape et son chapeau. Il est l’adversaire nocturne de ses amis diurnes. On a donc assisté sur ce sujet à un phénomène intéressant de surmédiatisation de quelques anonymes et de silence des élites.
Or, le génie de Zorro est précisément de se placer à la jonction de l’anonymat et de la célébrité: le Z, comme le X, est d’une nature anonyme, mais singulière. Le Z est une signature quand le X n’est qu’une dénomination. Le Z, c’est la victoire de l’individu sur la masse, de l’humanisme sur le mépris. Or, nous évoluons dans une société du mépris où les problèmes socio-économiques sont analysés en termes de statistiques, de sondages, de panels quand nous aurions besoin de politiques de proximité, au cas par cas. Dans notre exemple, la faute en revient pour partie aux chômeurs eux-mêmes, qui s’inventent comme catégorie, et sont ainsi traités comme catégorie, c’est-à-dire comme un ensemble homogène et abstrait, déshumanisé. Or, ce qu’il faut, un peu comme le Léviathan de Hobbes était conçu tel un géant artificiel bâti par la volonté de tous, mais ne se confondait jamais avec chacun (le Z n’équivaut jamais aux X dont il résulte), c’est un Zorro qui décide, arbitre, tempère et régule à leur place – quitte, parfois, à s’opposer à certains de ceux qui lui ont donné naissance. Zorro doit être la voix unique de ceux qu’il représente, et qui, s’ils parlent tous en même temps, seront relégués au rang de muet, comme l’est le fidèle Bernardo.
Seul Bernardo, le muet, pourra résoudre la fracture sociale
Bernardo, c’est justement le peuple, qui sait tout, est plus intelligent que ce qu’en pensent certains, et traduit, dans son langage propre, les problèmes que Zorro aura pour tâche de résoudre. Car, entre les décideurs et le peuple, c’est bien d’un dialogue de sourds qu’il s’agit – et seul Zorro, parlant les deux langues, celle des séismes et celle des bureaux, saura quand et comment intervenir. Cette double posture, incarnée par la métamorphose de don Diego en Zorro, illustre parfaitement ce problème de communication: on ne peut, dans deux univers sociologiques distincts, parler la même langue. Il faut, là encore, s’adapter aux circonstances. Et pourtant, il suffirait que les deux parties, de chaque côté de ce qu’on nomme la fracture sociale, ouvrent les yeux: il est évident que Zorro est don Diego (mêmes moustaches, même voix). C’est toujours le même homme. Ce sont les autres qui ne le reconnaissent pas. Ce dont nous manquons singulièrement en France, c’est de cette interface, de cette intelligence fine et mesurée, bilingue, ouverte et surtout désintéressée: don Diego, agissant sous la forme et sous le nom d’un autre, ne recherche jamais la notoriété ni la gratitude. Sans doute est-ce là une des propriétés de ce mythe qui reste incompatible avec un univers gouverné par l’image, la publicité à outrance et l’autocélébration permanente.
En France, on n’a toujours pas compris que l’humilité et la discrétion sont les seuls leviers de l’efficacité. Si Zorro s’avance masqué, c’est précisément pour avancer. Et si Zorro agit si justement, au sens où le mot justice rejoint celui de justesse, c’est parce que don Diego a su préalablement écouter et se taire.
Au fond, le binôme schizophrénique don Diego – Zorro n’invite à rien d’autre qu’à méditer ce vieil adage, tellement galvaudé: «Tais-toi et agis !» Et la figure du muet Bernardo insiste encore sur le fait que l’essentiel ne passe jamais par les mots, mais par les signes, succincts, synthétiques (qui peuvent être des indicateurs sociaux, ou économiques), qui déclenchent le passage à l’acte – belle critique des tables rondes, d’où chaque partie ressort généralement frustrée. Obnubilés par leur désir de rester dans l’histoire (mais on se demande laquelle), de laisser des «traces», nos élites, qu’elles soient décideurs, penseurs ou même artistes, oublient que seuls les actes accomplis dans une vision globale et réfléchie de l’homme ont quelque chance d’exprimer une vérité. Tout le reste n’est que fatuité et bavardage. Mallarmé disait que la poésie devrait pouvoir se résumer à un mot. L’action politique, sociale, économique devrait, quant à elle, se dessiner d’une lettre, à la pointe de l’épée, d’un Z qui veut dire Zorro.
« (…) – mon épée de Zorro, tous les écrivains (les vrais) sont Zorro. »
Panthéon – Yann Moix
Clin d’oeil à un vrai écrivain, un écrivain génial, un génie, un Zorro: Zorro.