«Il est toujours précieux d’entendre un homme qui a eu le privilège de rencontrer Jean Genet, dont l’œuvre si complexe nous intriguera encore longtemps. Les témoins directs se faisant, bien normalement, de plus en plus rares, le temps passant, chaque témoignage sur un échange vécu avec l’écrivain sera toujours un apport important, car très bientôt, les témoins de vie disparus, seules resteront les analyses des exégètes. Si la distance protège de l’anecdote, elle empêche aussi bien souvent de se confronter à la force et à la violence des contradictions ; dans le cas de Genet, la confrontation avec son fonctionnement quotidien était une expérience bien particulière.
Alors, pour rétablir une « stricte vérité », expression que Tahar Ben Jelloun emploie dans son dernier ouvrage : « Genet menteur sublime », voici quelques remarques qu’entraîne la lecture, dans cet ouvrage, du chapitre La nuit venue, titre d’un scénario dont l’auteur, Genet, devait aussi assurer la mise en scène filmique. Nous savons que, depuis toujours, le langage du cinéma l’intriguait. « Longuement silencieux, à cette époque, embarrassé par la littérature, ce qui ne l’empêchait pas d’écrire ainsi des scénarios », dira Juan Goytiloso dans son introduction « Transparence et scandale » au livre de Jérôme Neutres, Genet sur les routes du sud (Fayard, 2002).
L’important n’est pas le fait que M. Ben Jelloun s’attribue de façon abusive un rôle dans l’élaboration de ce projet, où il se décrit comme l’auteur des dialogues, qui se rendait à l’hôtel de Genet, de bon matin, pour travailler avec lui (il est curieux d’ailleurs qu’à l’époque de son interview pour la biographie de Genet par Edmund White, en 1993, il n’osât pas encore revendiquer cette belle situation qu’il dépeint aujourd’hui ; il est tout aussi curieux que, si Genet avait pressenti Ben Jelloun comme l’auteur des dialogues, nulle part, ni sur le contrat, ni sur les fiches techniques des producteurs, son nom n’apparût ; encore plus curieux que, bien que j’eusse effectivement entendu M. Genet me parler de M. Ben Jelloun, à moi qu’il voyait effectivement tous les jours, et qui étais sur le contrat le coréalisateur du film, jamais la participation de M. Ben Jelloun n’eût été simplement évoquée), mais la négligence avec laquelle il relate l’existence de ce projet qui préoccupa Jean Genet pendant 22 mois, et auquel lui, Ben Jelloun, consacre un chapitre de son dernier livre : même minimisé, il faut en être !
Genet rédigea trois versions de son scénario dont le dernier avait cette particularité, rare pour un travail de cette nature, de tenir compte de la préparation du film qui devait s’ensuivre. Ainsi, pour certains personnages, Genet indiquait le nom de l’acteur qui devait interpréter le rôle. Ceux-ci étaient repérés après de longues séances de recherche de distribution. De même, certains lieux, repérés pour le tournage, étaient précisément décrits dans le dernier état du scénario. Pour ces repérages, Genet effectua avec moi un long voyage en Espagne ; ainsi, à Alicante, sur la plage d’Elche, il put situer certaines scènes qui, dans le scénario, se déroulaient au Maroc, malheureusement interdit au tournage. A Grenade, la visite de l’Alhambra lui permettra d’envisager la visualisation par le film, d’un des thèmes « culturels » du scénario : la confrontation de la fragile élégance de l’architecture mauresque, avec les lourds décors de pierre du palais de Charles Quint (le sable contre la pierre ; la légèreté de l’Orient face aux lourdeurs occidentales.)
Pour son « plaisir », à Tolède, Genet revisita la synagogue de Samuel Levy, le Transito, où se lient le décor musulman et la spiritualité juive.
Le passage à Tolède lui permit aussi de revoir le décorum catholique de l’Enterrement du comte d’Orgaz, dont on retrouvera une trace quelques semaines plus tard dans son article : « Cathédrale de Chartres, vue cavalière », paru dans le journal L’Humanité du 30 juin 1977 ; dans cet espace entre le monde du Nord et le monde du Sud, ce qui devait n’être qu’un voyage technique devint le voyage d’une confrontation des sources, probablement un voyage de rupture avec les souvenirs de ses périples européens des années 30. Pour fixer les idées de ses collaborateurs, Genet rédigea une liste de thèmes comme une déclaration d’intention ; ainsi : le thème de la solitude (scène du Hammam dans le scénario), le thème de la mort (l’enterrement dans le scénario), le thème de la mort dispersée (les cercueils sur les camions), le thème du réservoir de muscles (les Maliens) ; le thème de la confiance pure (le personnage A), le thème de la mort solitaire. Le thème de la mort blanche (civilisation et empire coloniaux effondrés), le thème de la force brutale (le contrôleur) ; le thème de la rédemption par l’autre (l’Algérien et A).
Jérôme Neutres, dans son ouvrage Genet sur les routes du sud qualifie la Nuit venue comme un « astre solitaire dans l’œuvre de Genet… La nuit venue arpente la route du Sud à l’envers, celle que suit le travailleur maghrébin acheté par l’Occident et qui vient mourir en France, mourir à la tâche. La nuit venue ne fut jamais un film ; reste ce texte, scénario sans film, entre cinéma et littérature.» (voir dans Pasolini, L’expérience hérétique, Payot, 1976).
Voilà ce que fut l’aventure de la Nuit venue, dont Ben Jelloun nous dit si peu, sinon qu’il y a collaboré, sacrifiant la vérité d’une expérience singulière et profonde, et la vérité des faits, au seul désir « d’en être », disions-nous, au prix d’approximations livrées en pâture, pour le meilleur et pour le pire, au grand public – qu’il faut bien se conserver, par tous les moyens.
Je ne puis, au nom des faits et de la vérité de cette expérience artistique, que reprendre la fin du texte que j’ai publié sous le titre Une saison fragile – autour d’un projet dans l’important catalogue de l’exposition Genet au musée des Beaux-Arts de Tours, en 2006, à l’occasion du 20e anniversaire de sa disparition, et qui relate la chronologie et les divers aspects de ce travail :
« Le radicalisme, une illusion de mouvement, éloigne Genet du film, et de son ton symbolique et fragile. Loin des interrogations du voyage en Espagne, avec son étude du soufisme et sa méditation sur l’unité, loin de ses réflexions sur le « peuple sacerdotal », comme Nietzsche nomme les Juifs dans sa Généalogie de la morale, loin de ses observations sur l’écriture aux caractères carrés et sculpturaux de l’hébreu, opposés aux lignes courbes et élégantes de l’écriture arabe, Genet abandonne son jeune arabe au bout de la nuit occidentale ; l’activisme, le ponctuel, l’actuel, l’auront emporté sur le tâtonnement où des problèmes artistiques croisent, pour ne rien résoudre, des rêveries philosophiques, des souvenirs existentiels et des engagements politiques ».
Les divers scénarios de la Nuit venue, maintenant largement commentés et interrogés par l’université, malgré l’échec de la non-réalisation d’un film, ont probablement aidé Genet à solder sa confrontation avec la France et ses élites, son histoire, ses colonies, et même ses émigrés. Il pouvait alors se consacrer totalement à Hamsa, le fils palestinien, figure centrale, avec sa mère, de son livre-testament Un captif amoureux. Il le suivait déjà depuis longtemps, Hamsa. Alors que penser des quelques mots incertains de Ben Jelloun, dans le chapitre consacré dans son dernier livre à cette aventure ? Qu’il ne sut pas voir l’effervescence militante et poétique de cette tentative ? Probablement victime du fonctionnement du temps, le « people », il était en fait uniquement préoccupé d’imposer hâtivement son nom à côté de celui d’un écrivain considérable, et de conforter ainsi pour son public cette intimité tant recherchée. Réduire ainsi cet intérêt, qui toute sa vie l’aura occupé, pour le langage cinématographique, à la seule recherche d’une occupation d’un nouvel ami est tout simplement insensé. Pour le reste, qu’il se vante d’être allé à l’hôtel de Genet, « le matin », pour travailler avec lui, quand, tous les matins, Genet se rendait en fait dans mon atelier du square Desnouettes ; bref, que M. Ben Jelloun ne soit pas l’auteur d’une seule lettre, d’une seule idée dudit scénario dont il s’attribue généreusement la paternité des dialogues, au fond, ce n’est que dérisoire ; en revanche, la vie d’un homme, et l’intensité d’un questionnement, cela ne se vole pas – quand bien même on consoliderait par là son cher, son inestimable succès.
Le générique établi par Jean Genet lui-même, et enregistré ainsi dans tous les contrats ainsi que par le CNC et la commission d’avance sur recettes est ainsi libellé :
LA NUIT VENUE
UN FILM DE JEAN GENET
Sur une idée originale de
MOHAMED EL KATRANI
Réalisé par
JEAN GENET ET GHISLAIN UHRY.
Ghislain Uhry
NB: Pour la petite histoire, puisqu’il aime les anecdotes, lui qui a bien connu Jean Genet, qu’il sache que les propos de Jean Genet sur le producteur Claude Nedjar (que Ben Jelloun s’acharne, sans doute une autre déficience de mémoire, à appeler Najjar), Jean Genet lui-même les employait aussi à son sujet. Un témoignage en vaut un autre…»
A propos de Ghislain Uhry
Ghislain Uhry est peintre ; il est né en 1932. Il a collaboré à plusieurs films importants de Louis Malle, en qualité de directeur artistique (entre autres Lacombe Lucien) et de collaborateur à la mise en scène (Black Moon) ; il a réalisé de nombreux décors et costumes de théâtre et d’opéra, en particulier une dizaine pour la compagnie Jean-Louis Barrault (4 avec Jean-Louis Barrault lui-même). C’est Paule Thévenin qui l’a présenté à Jean Genet ; il a travaillé de façon régulière et harmonieuse avec Genet, dans un projet que tous ses participants, de l’avis de tous leurs témoins, ont pris très au sérieux. En témoignent les trois versions du scénario, qui n’ont toujours pas été publiées par l’éditeur chargé des œuvres complètes ; en témoigne aussi la traduction en anglais par Sonia Orwell ; les quelques documents joints le montrent.
Ce projet a été relaté dans les biographies d’Edmund White et de Jean-Bernard Moraly ; il est aussi longuement décrit dans un article, Une saison fragile, publié dans le catalogue de l’exposition Jean Genet au Musée de Tours, à l’occasion du 20e anniversaire de sa mort, aux éditions Farrago.
PB
Lettre de Jean Genet
Cher Ghislain, Je n’ai plus un sou : les 500.000 F de Nedjar n’ont même pas payé mes dettes du mois dernier. Je suis obligé d’aller aujourd’hui à Londres – ensuite Amsterdam, Copenhague, Hambourg = afin de trouver assez d’argent si je veux – et je le veux – continuer en toute quiétude, le découpage du film scénario, et son enrichissement dans le sens qui nous convient. Cette fois, je me sens beaucoup plus à l’aise, sûr de moi, depuis la découverte de la dimension nouvelle que nous voulons au film. Nous ne devons pas décrocher de cette idée : l’ancrage du film dans la réalité historique dont j’ai maintenant tous les éléments. (la réflexion du banquier suisse nous aura bien servi, même si nous ne (sic) n’avons pas la même conception que lui de la dureté.) A mon retour, si j’ai de l’argent, nous pourrons travailler beaucoup plus sérieusement. Les déplacements, pour tous ces pays, coûtent cher, c’est vrai,, mais les taxis pour aller au bureau coûtent aussi très cher, le déjeuner, etc. Cela vous le connaissez par vous-même et je dois faire les mêmes acrobaties que vous pour réaliser le film sans emmerdements – puisque vous et moi nous devons nous démerder seuls. A bientôt et très amicalement, Jean Genet.