Gilles Hertzog,
La Règle du Jeu,
Editions Grasset,
61 rue des Saints-Pères, 75006 Paris
A l’attention d’Ivo Josipovic,
Présidence de la République de Croatie
Paris, le 26 juillet 2010
Monsieur le Président,
Directeur de publication de la revue La Règle du Jeu qui a initié une campagne internationale d’écrivains et d’intellectuels de tous horizons en faveur de Predrag Matvejevitch, et au nom de tous les signataires, j’ai l’honneur de solliciter votre intervention urgente afin que votre compatriote et notre ami, un homme de 78 ans, grande conscience morale et littérateur européen au premier rang des Lettres de votre pays, n’aille pas en prison dans les jours qui viennent.
Le « crime » de Predrag Matvejevitch, esprit cosmopolite dans la meilleure tradition de la Mitteleuropa, internationaliste convaincu, opposé de toutes ses forces à l’atroce guerre d’épuration ethnique qui ensanglanta jadis l’ex-Yougoslavie, est, il y a cinq ans, d’avoir qualifié, parmi d’autres ultra-nationalistes croates de triste mémoire, un poète extrémiste de « taliban chrétien ». Un « crime » qui lui a valu une condamnation pour diffamation à deux ans de prison, dont cinq mois fermes !
Si Predrag se retrouvait en cellule dans la maison d’arrêt de Zagreb sous pareil motif, il n’est pas besoin, Monsieur le Président, de vous représenter l’indignation générale et le discrédit qui rejaillirait sur votre pays face à ce scandale inimaginable de nos jours en Europe et l’injure faite à la liberté de chacun de penser, de nommer et de dire. La Croatie, seul pays européen à mettre un écrivain derrière les barreaux, cela est-il concevable ? Quel déshonneur, quel retour en arrière aux temps noirs d’un passé révolu, quel terrible brevet anti-démocratique cela serait ! A l’heure où votre pays s’apprête à rejoindre l’Union européenne, peut-il courir le risque de se brouiller avec sa famille naturelle, où il a désormais toute sa place ?
La raison doit l’emporter, et nous attendons de l’homme de raison et de bonne volonté que vous incarnez que vous pesiez de tout votre poids afin que Predrag Matvejevitch reste libre cet été.
Intellectuels, écrivains, personnalités morales, citoyens du monde, la liste s’allonge d’heure en heure, et tous restent mobilisés jusqu’à la bonne nouvelle entre vos mains.
Dans l’attente urgente de votre réponse à notre très simple, très naturelle requête, veuillez agréer, Monsieur le Président, l’expression de ma haute considération.
Gilles Hertzog
Faut-il manger une truite au verre pilé pour la seule raison qu’on nous l’a présentée comme une truite au gros sel? Car ce fut avec surprise et incrédulité, que nous prîmes connaissance dans Le Monde du 31 juillet de ce que ce fut avec surprise et incrédulité, que monsieur le président Josipovic prit connaissance dans Le Monde du 24 juillet de l’appel publié sous le titre alarmiste «Predrag Matvejevitch ne doit pas aller en prison!», le même Predrag Matvejevitch, qui dans La Règle du Jeu du 25 juillet confiait qu’en 2005, la Cour suprême l’avait «condamné à cinq mois de prison ferme, «conditionnés» par un délai (ou sursis) de deux ans» avant de lui faire parvenir, il y a un mois, une lettre qui confirmait «la condamnation de la première instance d’il y a cinq ans», lorsque d’un ton léger destiné à rompre la chaîne des sueurs froides, il ajoutait : «On s’imagine facilement ce qui vient après.»
Alors de deux choses l’une, soit Matvejevitch n’a jamais risqué une seule seconde l’emprisonnement, et nous devons le tenir pour un affabulateur victimaire de première s’étant brossé un autoportrait-martyr pouvant légitimer la neutralisation légale de quelques adversaires personnels injustement incriminés avec l’aide d’un éventail de personnalités de renom dont son habileté à les avoir bernées aura fait la démonstration de leur incompétence insigne, soit Matvejevitch nous a dit la vérité, et dans ce cas, quelqu’un a dû nous déprogrammer le dernier épisode d’un feuilleton de l’été à l’intrigue haletante dont la chute s’annonçait pourtant si excitante que cela serait peut-être bien plus criminel encore que tout ce que jusque-là, on nous avait conté!
Or gardons notre calme, et ruminons ce foin de réconciliation dont on a si longtemps bourré nos mangeoires nationales. Contentons-nous de non-dire. Ce malentendement aura forcé les barreaux du jargon de fer, en libérant tous ceux qui pensent que la langue fut conçue, non pour médire, mais bien pour dire le bien, aussi bien que le mal. On pourrait ainsi refermer notre livre de contes croates par la formule qui plaît tant à tous les enfants que nous sommes : «Tout est bien qui finit bien», mais que penseriez-vous d’accorder à monsieur Predrag Matvejevitch le mot de la fin? Après tout, je crois que nous lui devons bien ça :
«Mais après votre démarche, après la mobilisation que vous avez déclenchée, après l’écho mondial qu’a eu votre texte de soutien, j’ose espérer qu’ils n’oseront pas aller trop loin, plus loin.»
Le président croate a répondu il y a quelques jours dans Le Monde. Il serait opportun de publier sa lettre.
Point de vue
Predrag Matvejevitch n’ira pas en prison !
| 31.07.10 | 13h27
Par Ivo Josipovic
C’est avec surprise et incrédulité que j’ai pris connaissance de l’appel publié dans Le Monde du 24 juillet, sous le titre alarmiste « Predrag Matvejevitch ne doit pas aller en prison ! » Alarmiste car il s’agissait, semble-t-il, d’un malentendu : il n’y a en effet aucun risque que Predrag Matvejevitch soit emprisonné, puisque aucune décision de justice en Croatie ne le motive.
Certes, à la suite d’une fâcheuse affaire opposant deux personnes privées, Predrag Matvejevitch s’était vu condamner en 2005 par le tribunal de première instance de Zagreb, et, en vertu de l’ancien code pénal, à une peine de cinq mois de prison avec sursis assortie d’une période probatoire de deux ans. J’avais moi-même alors considéré que Predrag Matvejevitch ne s’était pas rendu coupable de diffamation, mais que ce qu’il avait déclaré et écrit faisait partie d’une polémique qui restait dans les limites des règles démocratiques. C’est pourquoi j’avais exprimé mon mécontentement quant au verdict. Mais, en Croatie, la justice est indépendante.
M. Matvejevitch avait alors choisi de ne pas faire appel. L’expiration le 23 décembre 2007 de cette période probatoire a aussi définitivement écarté le risque encouru, en réalité hypothétique, d’une incarcération. Pour la justice croate, cette affaire est donc close depuis longtemps – et ce indépendamment de l’avis de la Cour suprême de Croatie, rendu en 2009, sur le recours en légalité introduit, au bénéfice de l’accusé, par le ministère public.
Il est vrai cependant que l’ancien code pénal n’excluait pas la prison avec sursis pour actes de diffamation. Mais en pratique, nul n’a jamais en Croatie fait l’objet d’emprisonnement pour ce motif. Je fais observer que, dans la législation de plusieurs démocraties européennes, dont l’Allemagne et la France, subsistent des lois qui prévoient des peines d’emprisonnement pour diffamation. En Croatie, ce n’est plus le cas.
Avec le nouveau code pénal, c’est désormais chose impossible. La Croatie a enfin achevé avec succès sa transition démocratique, et elle est en passe de conclure ses négociations d’adhésion à l’Union européenne. Les fondements démocratiques de mon pays sont garantis par une Constitution très largement inspirée de celle de la Ve République, et dont je m’honore d’être le garant.
Je suis surpris qu’avant de rédiger leur appel les signataires n’aient pas jugé nécessaire de s’enquérir des circonstances de l’affaire ni de consulter les instances judiciaires compétentes, ce qui aurait évité tout émoi inutile. J’ajoute pour finir que non seulement Predrag Matvejevitch n’est sous la menace d’aucune peine d’emprisonnement, mais, qui plus est, que je l’ai récemment nommé pour me représenter personnellement auprès de l’Organisation internationale de la francophonie.
Néanmoins, cette « affaire » aura eu le mérite de m’avoir donné l’occasion de rappeler haut et fort l’attachement que mon pays a pour le respect de la liberté d’opinion et des droits de l’homme.
Ivo Josipovic est président de la République de Croatie
Après plusieurs années d’une déportation perpétuelle à l’île du Diable, Alfred Dreyfus continuait à ruminer les arguments capables, cette fois peut-être, disposés dans cet ordre-ci, expédiés ce jour-là plus favorable qu’un précédent à la réception des idées forces, de convaincre ses bourreaux de ce que lui, ledit traître à sa patrie, portait cette même patrie dans son cœur, dans son âme, dans ses actes passés, à venir et plus immensément, dans ses actes présents. Je me suis longtemps demandé pour quelle raison mon grand-père, né au temps des pogroms de Max Régis, continuant de raser les murs d’Alger après une seconde guerre mondiale dont les perdants n’allaient pas accepter si aisément d’en rester là, pourquoi lorsque le choix lui fut donné en 1962, de prendre en main avec d’autres Juifs son destin juif, il choisit d’embarquer à bord d’un avion, destination ce que les Français des départements d’Algérie nommaient : «la métropole». Et puis j’ai trouvé la réponse, et elle se trouve confirmée par votre impossible non-retour à Zagreb, monsieur Matvejevitch. Là où certes on vous prouve qu’on vous aime, et là où en même temps on vous prouve plus que partout au monde à quel point on vous hait. Je crois que vous y seriez retourné même en vous trompant de route, poussé par la raison pour laquelle mon grand-père quitta sa terre natale sans pour autant pouvoir quitter la France, la même indestructible raison qui empêcha le diable de détruire dans sa Case le capitaine Dreyfus, vous êtes en ce moment-même là où vous êtes et où il vous eût été si facile de ne pas être, afin de leur prouver, à ces hommes qui vous ont trouvé haïssable, qu’ils ont toujours eu tort et vous ne partirez pas de ce lieu de malheur, ils vous chasseraient de chez vous que vous vous réintroduiriez chez eux sous le visage d’un autre jusqu’à ce que ceux-là même qui vous avaient maudit soient conduits par la grâce d’une révélation, à comprendre d’eux-mêmes qu’ils auraient dû depuis le premier jour, bénir même égoïstement votre venue.