Un universitaire est un spécialiste de la réflexion. Il vit et, pense-t-on souvent, doit vivre, dans un domaine qui est celui de l’esprit, de la pensée, de l’écrit, domaine dont il ne s’éloigne que pour donner des conférences publiques, façon de transmettre à un large auditoire son savoir, accumulé au long d’années et d’années d’étude, ou pour présenter ses dernières recherches dans un colloque, destinant son propos à ses pairs, le soumettant à leur examen, afin de déterminer si, oui, ou non, telle hypothèse récente est fondée, pertinente ou, malheureusement, manque de profondeur.
Certes, un chercheur qui a pris pour champ la « littérature comparée » ne peut être traité de la même manière : Nuccio Ordine écrit dans le Corriere della Sera, Umberto Eco, quelle que soit sa spécialisation initiale, George Steiner, Simon Schama, d’autres encore, interviennent, ici, là, sur des sujets de civilisation, de l’héritage antique à la pop culture.
Mais un chercheur est un chercheur. L’Université constitue à elle-même son propre monde, son propre horizon, dont il n’apparaît souvent pas nécessaire, ni même légitime, de tenter de sortir.
Predrag Matvejevitch a choisi pour apanage la littérature comparée. Et de toute évidence, il est un véritable chercheur, un homme à idées, mais aussi un passionné de connaissance : il n’est qu’à voir le projet sur lequel il travaille en ce moment, « Une poétique du pain ». Il faut avoir eu le privilège de l’entendre en parler, décrire avec gourmandise les différentes formes prises par la nourriture quotidienne, le dessin privilégié dans la Rome antique, le Moyen-Age, son rôle symbolique, religieux, littéraire.
Il faut avoir lu son étude, « in vivo », des écrivains du refus. Il faut avoir découvert ses commentaires historiques sur le monde méditerranéen. Il faut avoir assisté, récemment encore, le 17 mars 2010, à son intervention au colloque co-organisé par l’Ecole Normale Supérieure et l’Odéon-Théâtre de l’Europe. Il faut enfin, et surtout, avoir assisté au dialogue qui suivit, avec Nedim Gürsel, dialogue durant lequel les deux amis échangèrent constats déçus sur l’état actuel d’un monde méditerranéen fragmenté, mots littéraires sur un rêve d’identité commune, partagé par ces hommes de lettres du XXIe siècle.
A la fréquentation de cette partie que l’on pourrait qualifier de « scientifique » dans l’œuvre de Predrag Matvejevitch, un fait demeure tout de même perceptible : l’universitaire, professeur à La Sapienza, est avant tout un essayiste – c’est-à-dire, s’inscrit dans une certaine perspective d’écriture. Ses descriptions des « voix » méditerranéennes, à Naples, à Venise, dont il a parlé avec tant de beauté, d’élégance, et de mélancolie, ne constituent-elles pas la preuve manifeste de son incomparable talent d’auteur ?
Il est un essayiste. Partant, il a voulu trouver sa place dans l’espace public. Cela aurait pu être, précisément, à la façon d’un George Steiner, qui n’a guère prétendu à des positions politiques, mais a bien plutôt présenté des pronostics de civilisation. Le sort en a fait autrement : l’universitaire devenu essayiste, l’écrivain de toujours, s’est fait militant.
Il a pris parti contre les injustices. Il a fait ce choix, si rare, notamment chez les universitaires, de ce que Hannah Arendt avait appelé la « vita activa », par opposition à la « vita contemplativa » du savant. Il est allé au front, au front de la polémique, du débat, des positions méprisées par tous alors même qu’elles sont justes – en avance sur ce que son temps pouvait, et peut, accepter.
A l’heure du choix, il est allé au front. Et il en est revenu.
Dès lors, au moment même où le repos peut lui être réservé, comme sa part, le lot du guerrier, à la façon d’un de ces rois de l’Iliade qui ne voulaient guère partir pour Troie et eurent tant de mal à en revenir, quel choc !
Alors qu’il aurait pu se taire, il est allé au front. Bien sûr, d’aucuns diront, et Predrag Matvejevitch le premier, qu’il n’est pas « un Croate comme les autres » : il est un « métèque », n’a jamais véritablement été accepté. Mais l’a-t-il cherché ?
Pourrait-il vouloir l’engagement dans la masse, alors même que c’est son regard, que c’est le savoir acquis lors de ses longues années de recherche, qui lui donnent le recul utile pour mieux comprendre la justice de certaines luttes ?
Pour un homme qui est entré en guerre contre la guerre, pour un savant qui a choisi la voie du bien public, et se trouve sous la menace d’être châtié pour son combat, en faveur de cet homme, il n’est aujourd’hui qu’une seule solution : la lutte.
C’est pour cela que, après en avoir parlé avec lui, il m’a paru nécessaire d’élaborer avec Bernard-Henri Lévy et Olivier Py, avec Gilles Hertzog et Maria de França, puis avec les autres écrivains et penseurs qui nous ont rejoints, sa défense.
Cette défense que Predrag ne voulait pas soumettre, car présentée à une justice illégitime, il nous appartient, au nom de principes communs, de la produire.
Et comment trouver de meilleurs représentants de l’opinion internationale que Umberto Eco et Claudio Magris, savants et écrivains parmi les plus éminents ? Que Peter Sloterdijk, dont le combat est public autant que philosophique ? Que Christopher Hitchens, qui nous a récemment rejoints, lui dont on connaît la lutte pour une liberté toujours plus grande dans le monde ?
Que Nedim Gürsel et Salman Rushdie enfin, qui ont souffert tous deux les meurtrissures de l’incompréhension, de la stupidité et du fanatisme ?
A l’heure du choix, ce rassemblement de voix, de la Turquie à l’Amérique, de l’Angleterre à l’Italie, d’Allemagne et de France, apporte le témoignage tangible, irréfutable, de ce qui attend l’injustice croate : l’accord des esprits. Pour Predrag Matvejevitch, et contre le sort qui, demain, menace encore de le frapper.
Très bon article comme d’habitude sur la règle du jeu.
Le compte à rebours du détonateur se rapproche d’un zéro plus que jamais rebelle à l’infini. Qu’est-ce que vous dites? Matvejevitch, l’anti-férocité même, sera mis en cage comme une bête pour avoir simplement fait parler ce pourquoi on l’appela «conseiller pour la Méditerranée» dans le groupe des sages de la Commission européenne, à savoir, sa conscience? Tout cela peut-il se produire sous les yeux de l’actuel président de cette glorieuse institution? Tout cela va-t-il dégénérer sans que l’Union pour la Méditerranée ne montre enfin sa cohérence, son efficience, enfin son existence?
Tout cela n’a rien d’une affaire croato-croate, et nous nous saurions bien ingrats, foutrement égoïstes de prendre un homme pour notre sage le jour où ça nous chante, avant que de jeter sur lui un œil en diagonale comme il siérait avec le fou de l’adversaire, dès lors que ça nous ferait chanter. Nous avons, cette année, fait le meilleur du pire à dessein de remettre au monde tel que nous le concevons, une jeune femme condamnée de l’autre côté du Pont-Euxin, pour prise de position en faveur d’une opposition au crime d’État. Allons-nous maintenant réussir à nous regarder en face, bras croisés, faisant mine de somnoler pendant qu’un de nos sages devient l’otage des fous sur notre propre continent? Mais j’en entends déjà qui s’affolent d’une guerre contre les talibans chrétiens qui mâcherait le travail aux croisés de l’islam. Or pouvons-nous nous priver en l’espèce, d’un esprit qui jeté dans la cuve des antagonismes en fusion le jour des funérailles de l’orthogonisme rouge, y forgea un concept de «démocrature» pouvant nous aider à mieux discerner les ambiguïtés de ces théocraties qui depuis quelques temps, ont compris que la guerre médiatique n’est gagnable qu’à raison de faire légitimer leurs régimes totalitaires par le suffrage universel assorti d’un canon sur la tempe?