(Traduit de l’anglais par Hélène Prouteau)

Définir la torture

Peu de sujets divisent les gens aussi profondément que la controverse actuelle sur la torture. Un peu plus de la moitié des Américains considèrent que la torture devrait être interdite dans la guerre contre la terreur ; un peu moins de la moitié se prononce pour son utilisation. Des deux côtés, les gens défendent leur camp avec une ténacité passionnée, plus courante dans des débats comme celui qui a fait rage pendant au moins trois décennies sur le droit à l’avortement. L’entêtement forcené qui porte chaque parti obscurcit notre capacité à penser et parler objectivement du problème.

Le camp contre la torture exige qu’elle soit interdite partout et toujours, et prête une autorité légale à cette conviction en citant la Convention contre la torture (CAT), un accord international signé par les États-Unis en 1988 et ratifié dans la loi américaine en 1994. La convention demande aux pays participants de bannir la torture, sans qu’on puisse invoquer des ordres supérieurs ou des circonstances exceptionnelles pour y avoir recours.

La CAT est le triomphe de l’idéalisme vertueux. Mais les personnes morales qui chérissent ses principes peuvent-elles accepter l’exclusion de circonstances exceptionnelles ? Un aréopage de juristes distingués dont Richard Posner, Alan Dershowitz, Walter Dellinger, Philip Heymann, Philip Bobbitt et Stanford Levinson, croient que dans certaines situations, un président pourrait être absout s’il devait enfreindre la loi et utiliser la torture, ou du moins des interrogatoires musclés. Pourquoi ? A cause de la bombe à retardement.

En définitive, toute discussion sur la torture débouche sur la question de la bombe. Nous n’ignorons rien de ce scénario. La police ou des militaires capturent un terroriste qui sait qu’une bombe nucléaire est prête à éclater dans une grande ville américaine. Le président n’est-il pas moralement contraint d’utiliser la torture contre la personne susceptible de prévenir un massacre ?
Le camp contre la torture déteste le scénario de la bombe à retardement. Un professeur de droit, Stephen Holmes, l’a qualifié « d’utopie fantaisiste ». Un autre, David Luban, prétend qu’il s’agit d’une « escroquerie intellectuelle. » Il est pourtant assez facile d’imaginer une situation où le responsable de la sécurité du territoire se précipite dans le bureau ovale et dit au président que la police est « pratiquement certaine » qu’une bombe va exploser et qu’elle est « pratiquement sûre » de détenir un homme qui sait où elle se cache. Et il est probable que n’importe quel président, qu’il s’agisse de George W. Bush ou de Barack Obama, confronté à un tel choix, approuverait l’utilisation de la torture plutôt que de risquer une catastrophe. Et une majorité d’Américains approuverait très vraisemblablement cette décision.

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A la prison d’Abu Grahib

Parmi tous les exemples de bombes à retardement, celui de Khalid Shaikh Mohammed est certainement le plus éclairant. En tant que responsable du comité militaire d’Al-Qaïda et stratège de l’attaque du 11 septembre, il possédait des informations inestimables sur le fonctionnement interne d’Al-Qaïda, son financement, et ses projets dont des tentatives d’acquisition d’armes de destruction massive et des complots sur le point d’être activés.
Après la capture de Mohammed, en 2003, les militaires comprirent que le moment était crucial quand il refusa de répondre à leurs questions – « Vous le saurez bientôt » disait-il à ses interrogateurs, aggravant ainsi leurs inquiétudes. Ces derniers décidèrent donc d’utiliser des méthodes plus musclées, que n’importe quelle personne sensée appellerait de la torture. Pendant plusieurs semaines on le laissa nu, enchaîné, isolé, on le priva de sommeil jusqu’à sept jours et demi d’affilé, et il subit le supplice du waterboarding (simulacre de noyade) cent-quatre-vingt-trois fois. Il finit par craquer, révélant des plans visant à détruire le pont de Brooklyn, empoisonner des plans d’eau, faire exploser des « bombes sales » et répandre de l’anthrax.

L’utilité des informations fournies par Mohammed a été l’objet de violentes controverses, les partisans de la torture estimant qu’il était sincère, enfin, à certains moments, et les opposants le traitant d’affabulateur disant à ses bourreaux ce qu’ils avaient envie d’entendre. Mais il résume à lui seul la question essentielle : la torture marche-t-elle ? Sinon, autant oublier le débat.

Dans le cas qui nous intéresse, les sciences sociales ne sont pas d’une grande utilité. A la fin 2006, l’Intelligence Science Board, la commission sur la science du recueil de renseignements, publia un rapport avec un titre plutôt terne et assez vague : Educing informations (acquérir des informations). La commission avait été crée en 2002 afin de fournir à la communauté des services secrets une étude exhaustive d’un point de vue scientifique et technique. Elle décrivait Educing informations comme un ouvrage inédit sur tout ce que nous savons des interrogatoires et des renseignements.

La triste vérité, concluent les auteurs, c’est que nous ne savons pas grand-chose. Le leitmotiv qui revient sans cesse dans les dix articles savants composant le volume, c’est que nous avons « peu d’informations rigoureuses » sur l’efficacité des différentes techniques d’interrogatoire. Cela ne devrait pas nous surprendre. Après tout, des expériences qui mesureraient avec rigueur les niveaux de douleur infligés à des êtres humains sont exclues des limites éthiques de la recherche scientifique moderne. De plus, les experts – juristes, politiciens, et le grand public en général – ne parviennent même pas à s’accorder sur une définition de la torture. Il ne nous reste donc plus qu’à étudier des témoignages anecdotiques et des pratiques que le rapport désigne sous le nom « d’empirisme informel. »

Une telle approche, me semble-t-il, ne mène qu’à une seule conclusion : La torture marche. Pas partout, pas tout le temps et avec toutes les victimes, mais avec une fréquence qui devrait ébranler les certitudes de ceux qui pensent différemment. Les preuves, aussi anecdotiques soient-elles, viennent de sources différentes, recouvrent des situations variées et des périodes historiques distinctes qui interdisent de les rejeter.

Harro et Libertas Schulze-Boysen
Harro et Libertas Schulze-Boysen, membres de l’Orchestre rouge

En ce moment, j’ai devant moi un livre appelé L’Orchestre Rouge, sur un groupe de Résistants se battant contre Hitler à Berlin. L’auteur, Anne Nelson, nous dit que quand des membres du groupe étaient capturés et torturés, certains d’entre eux avouaient, mettant les autres en danger. Au moins un homme se suicida pour être sûr de ne rien dire. Ses amis estimaient que sa mort avait sauvé de nombreuses vies.

Pendant la Seconde guerre mondiale, on demandait à des membres de la Résistance française de supporter la douleur pendant quarante-huit heures, afin que les informations qu’ils possédaient soient rendues inutilisables. Des opposants aux colonialistes français en Algérie étaient encouragés à tenir pendant vingt-quatre heures. Il est risible d’imaginer un membre d’une cellule dans la France occupée ou dans l’Algérie coloniale disant à ses camarades de ne pas s’inquiéter parce que la torture ne marche pas.

L’article de Mark Bowden publié en 2003 dans Atlantic Monthly, « The Dark Art of Interrogation », mettait en avant un véritable catalogue d’exemples de tortures efficaces que Bowden tenait de personnes qu’il avait interviewées personnellement. Un capitaine de la Marine, qui avait servi au Vietnam, lui a parlé de fils électriques attachés aux testicules d’un soldat viêt-cong afin d’obtenir les noms de possibles lieux d’embuscades. « A la minute où la manivelle a commencé à tourner », dit le capitaine, « il était prêt à parler ». Après les bombardements en 1983 des quartiers des Marines au Liban, la CIA a utilisé la torture pour capturer les coupables ; l’agent Bowden ne doutait pas un seul instant de son efficacité. Et l’ancien interrogateur en chef des services de sécurité d’Israël dit à Bowden qu’avec « une contrainte suffisante », les plus endurcis finissaient par craquer.

Même si la torture fonctionne, ceux qui s’y opposent ont en réserve d’autres arguments. Ils disent souvent que si les États-Unis torturent des prisonniers, cela met en danger les Américains des forces armées capturés par l’ennemi. C’était la position de Colin Powell. Pourtant, comme cela a été prouvé à plus d’une occasion, nos ennemis les plus récents – les Nord-Coréens, les Nord-Vietnamiens, et maintenant les extrémistes musulmans – n’ont cherché aucune excuse pour maltraiter nos prisonniers.

Les opposants affirment aussi que la torture joue le rôle d’agent recruteur pour Al-Qaïda ; que nos alliés refuseront de coopérer avec nous si nous torturons ; que la torture est une pratique tellement destructrice sur le plan moral que ses utilisateurs en pâtissent presque autant que ceux aux dépends desquels elle s’exerce. Ce sont des sujets de débat légitimes. Mais aucun responsable ne peut s’y référer parce que nous n’avons aucun moyen de tester leur validité, et un président confronté au scénario de la bombe à retardement prendra sa décision à partir de considérations pragmatiques telles que le coût et les bénéfices. Les informations obtenues par la torture ou d’autres méthodes brutales justifieront-elles le prix à payer ? Dans le cas classique de la bombe à retardement, la réponse va de soi.

Il n’y a finalement qu’un seul argument contre la torture qui s’élève au-dessus des analyses coût-bénéfice. Celui qui dicte que la torture est mauvaise, point final. Les gens et les pays respectables n’en usent jamais quelles que soient les circonstances et les conséquences que cela entraîne.

Cette position morale inébranlable mettra fin à n’importe quel débat si elle se fonde sur la conviction religieuse. Mais le plus souvent, dans notre époque séculière, une telle position se base sur une philosophie des droits de l’Homme qui s’appuie sur les principes de l’Amérique éclairée. Beaucoup estiment que la torture est illégitime parce qu’elle viole les valeurs et les traditions américaines.

Les idéaux sont une chose, la réalité de l’histoire en est une autre. En réalité, il existe une tradition bien établie de la torture en Amérique. Le texte qui le prouve est Torture et démocratie, de Darius Rejali, lui-même un opposant à la torture. Il voit dans les démocraties « chez nous et à l’étranger, une longue histoire de la torture, ininterrompue et largement oubliée. » Ce que les techniques de torture des démocraties ont en commun c’est qu’elles ne laissent pas de traces durables sur les victimes, autrement dit aucune preuve. Rejali appelle cela « la torture propre ».

Les électrochocs sont nés dans les démocraties et ce sont des interrogateurs américains qui ont les premiers utilisé des tuyaux en caoutchouc pour frapper les gens sans laisser de marques. La privation de sommeil et les positions intenables (le « troisième degré » dans l’échelle des tortures qui en a cinq) ont été des pratiques courantes de la police américaine.

Interrogatoire au couteau par un US Ranger pendant la guerre du Vietnam
Interrogatoire au couteau par un US Ranger pendant la guerre du Vietnam

La police n’était pas la seule à torturer ou utiliser des méthodes brutales. L’armée américaine aussi. Pendant la guerre des Philippines au début de vingtième siècle, les troupes américaines employaient la « cure thermale », un ancêtre du waterboarding. Pendant la guerre du Vietnam, la torture était sans doute encore plus présente. Quels que soient les idéaux qu’elle professe, l’Amérique a torturé dans le passé. Elle torturait il n’y a pas longtemps. Et si le besoin et les circonstances le réclamaient, elle torturerait probablement dans le futur.

Mais si l’opposant à la torture peut sembler naïf, son défenseur peut inspirer du dégoût. L’assertion que la torture « relève essentiellement de la perception » et que « si le détenu meurt, c’est que vous vous y êtes mal pris », inscrit l’inhumanité de la torture dans un âge de terreur. Ces mots sont ceux d’un juriste haut placé de la CIA prenant la parole dans le centre de détention de Guantanamo Bay en octobre 2002, pendant une réunion sur les techniques d’interrogatoire. En réalité, des détenus sous la garde des États-Unis sont morts plus tard. En 2008, le sénateur Carl Levin a demandé au monde « mais comment le gouvernement américain a-t-il bien pu en arriver là ? » On s’interroge.

Le sentiment de panique qui s’est emparé du pays après le 11 septembre a dû être encore plus sensible à la Maison Blanche. Des menaces de nouvelles attaques arrivaient tous les jours. Personne ne savait rien. Et comme tout semblait possible, les responsables de l’administration Bush promirent de faire l’absolu nécessaire.

Leur langage, à l’image d’une situation extrême, est devenu extrême. Tous les hommes qui comptaient, comme l’a dit John Ashcroft, le ministre de la Justice, à Robert Mueller III, directeur du FBI, étaient occupés à prévenir l’attaque suivante. Lors d’une réunion des responsables des services secrets, en mars 2002, George Tenet, le directeur de la CIA, déclara : « Il n’y a rien que nous ne ferons, rien que nous ne tenterons », et le président lui-même précisa dans un entretien avec Bob Woodward : « Quel qu’en soit le prix. »

Cette attitude de crise résonne encore dans les nombreux commentaires sur le débat actuel, et dans les déclarations de certains absolutistes en faveur de la torture. Là où la sécurité nationale est concernée, tout est permis. La sécurité publique prime sur toute autre considération.
Mais n’y a-t-il pas des actions qui demeurent inacceptables, même sous couvert de sécurité nationale ? N’y a-t-il pas un moment, dans le processus de la torture ou des interrogatoires renforcés, où nous devrions – où nous devons – nous arrêter ?

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David Addington et John Yoo

Pour « le Cheney de Cheyney », sûrement pas. Quand David Addington, le conseiller juridique du vice-président et son associé de longue date, exerçait une grande influence, il était prêt à piétiner le Congrès, ignorer nos alliés, et défier le droit international pour poursuivre son idée de la sécurité nationale. « Nous allons pousser, pousser, et pousser », disait-il, « jusqu’à ce qu’une force plus grande nous arrête. » Addington avait un allié en la personne de John Yoo, le juriste du ministère de la Justice maintenant célèbre pour ses notes expliquant que la torture illégale devait être définie de façon à permettre toutes les cruautés. Quand on l’interpellait sur ce point, Yoo, cohérent dans son obstination, était prêt à assumer sa position jusqu’au point de rupture. La Constitution, disait-il, autorisait le président à torturer même les enfants.

Parmi ceux désireux de contenir l’usage de la torture, la question cruciale tourne toujours autour des limites. Quand le Pentagone tenta de faire passer une politique d’interrogatoires renforcés qui incluait l’usage de chiens, de la nudité et du waterboarding, il dut affronter, chez les militaires, une révolte des juristes qui pensaient que des méthodes dures pourraient violer la loi fédérale.

Les avocats sont payés pour réfléchir aux limites, et ceux-ci en vinrent à représenter la « force plus grande » sur laquelle buttaient David Addington et d’autres absolutistes de la sécurité nationale. Malgré leurs impeccables états de service au sein de la droite, des sceptiques à l’intérieur de l’administration résistèrent aux vues extrémistes de l’équipe du vice-président. Dans la Maison Blanche de Bush, le débat sur la torture se focalisa alors sur la loi et les limites qu’elle imposait.

Parfois, la Maison Blanche choisissait tout bonnement d’ignorer la loi. Par exemple avec les « transferts extraordinaires », qui consistaient à envoyer des prisonniers dans un pays étranger à des fins d’interrogatoire. En 2005, Human Rights Watch a estimé que plus de cent prisonniers avaient été transférés dans d’autres pays. Les détenus, pour la plupart relâchés par la suite, ont décrit des traitements d’une grande cruauté, dont des électrochocs et des mutilations génitales. Même si nous ne croyons pas toutes leurs allégations, il n’est pas difficile de comprendre que Washington contournait la loi en transportant un prisonnier dans un pays où il était plus que probable qu’il serait torturé. Les pays choisis étaient un aréopage international de violeurs des droits de l’Homme : l’Égypte, le Maroc, la Syrie, la Jordanie, l’Ouzbékistan, l’Afghanistan.

Il y a une question fondamentale soulevée par la légalité de la torture, et qui revient sans cesse. Quand les techniques d’interrogatoire deviennent-elles tellement pénibles qu’elles sont assimilées à de la torture et donc illégales ? Nous sommes tous d’accord sur les mutilations génitales, mais est-ce que hurler devant un suspect est un acte de torture ? Le secouer et le gifler ? Mettre de la musique à plein volume ? Isoler la personne ? Il n’y a pas de réponses claires, sauf dans les cas extrêmes il n’y a que des opinions, et donc quand ce juriste de la CIA a dit que la torture « relève essentiellement de la perception », il n’avait pas tout à fait tort.

La CAT fait une distinction entre la torture en soi et « les traitements cruels, inhumains ou dégradants. » Elle condamne les deux mais n’interdit d’emblée que la première. Quand les États-Unis ont ratifié la convention contre la torture, elle restreignait la définition de la torture et corrigeait la définition de « cruel, inhumain ou dégradant » pour n’interdire que les méthodes « choquant la conscience » si on se référait à la Constitution telle qu’elle était interprétée par les tribunaux des États-Unis. La phrase est suffisamment vague pour permettre aux interrogateurs américains de s’engager légalement dans des pratiques qui relèvent de la torture dans la plupart des pays, et cette latitude légale a contribué à donner à l’administration Bush toute la liberté qu’elle désirait. Puis ses juristes, menés par Yoo, allèrent encore plus loin.

Démonstration de waterboarding pendant une manifestation contre la torture aux Etats-Unis
Démonstration de waterboarding pendant une manifestation contre la torture aux Etats-Unis

Dans une série de notes écrites à l’initiative de Yoo, le ministère de la Justice a donné le feu vert à des techniques d’interrogatoire d’une dureté troublante que les gens ordinaires employant des mots ordinaires qualifieraient sans l’ombre d’un doute de torture. Les plus tristement célèbres de ces notes, rendues publiques en août 2002, définissaient la torture comme « une douleur que l’on associerait à des blessures physiques sévères, tellement sévères qu’il s’en suivrait la mort, la défaillance d’un organe, ou un handicap permanent résultant de la perte d’une fonction corporelle importante. »

Comme le Senate Armed Services Committee a conclu par la suite, des représentants de la Maison Blanche avaient tout simplement « redéfini la loi » pour arriver à leurs fins. Un membre du comité, le sénateur Lindsey Graham, un Républicain de la Caroline du Sud, ancien avocat militaire, a déclaré que dans l’administration beaucoup considéraient la loi comme « un obstacle à notre sécurité. » Et dans son récent rapport sur les notes, le Bureau de responsabilité professionnelle du ministère de la Justice a condamné Yoo pour « faute professionnelle caractérisée » tandis que le vice-ministre de la Justice David Margolis déclarait plus modestement que même s’il n’avait pas enfreint la loi, « la loyauté de Yoo à son idéologie et à ses convictions obscurcissait son jugement. » On pourrait presque affirmer que les Cheney, les Addington et les Yoo étaient prêts à détruire la loi pour la sauver.

Où tout cela nous mène-t-il ? Comment quelqu’un pris entre les camps pro et anti torture réconcilie-t-il les valeurs conflictuelles de la sécurité et des droits de l’homme ?
Selon moi, en reconnaissant que sous certaines conditions restreintes, la torture – ou des techniques d’interrogatoire renforcé qui brouillent les limites de la légalité – peuvent être nécessaires dans le monde où nous vivons. Les bombes à retardement ne sont pas des fantaisies tirées d’une imagination autoritaire. Pour assurer la sécurité nationale, un président peut être amené à enfreindre la loi ou à la contourner – un peu comme l’a fait Abraham Lincoln quand il a suspendu l’habeas corpus et emprisonné des milliers d’hommes qui n’ont pas eu droit à un procès.

Cela demeure une position peu confortable dans une nation qui croit qu’elle est gouvernée par les lois, non par des hommes. Aujourd’hui, un débat salutaire est mené pour décider de changer ou non la loi afin de permettre la torture dans des circonstances exceptionnelles. Alan Dershowitz est célèbre pour avoir proposé que les tribunaux soient autorisés à délivrer des mandats de torture, un peu comme les mandats de perquisition. Philip Bobbitt a proposé une variante suggérant des conseils de « personnes responsables » plutôt que des tribunaux – « pas tant un juge que des jurés » – pour assumer le pouvoir d’autoriser des interrogatoires sévères mais excluant la torture. D’autres ont proposé que le président soit autorisé à permettre des interrogatoires renforcés après avoir fait part de sa décision au Congrès tout en justifiant sa décision. D’autres, qui acceptent que la torture soit parfois autorisée, renâclent à l’inscrire dans le cadre de la loi. Harvey A. Silverglate, un juriste spécialisé dans les libertés civiques, a écrit : « Nous devrions y réfléchir à deux fois avant de séparer la loi de la moralité. »

A la prison d'Abu Grahib
A la prison d’Abu Grahib

Les experts sont nombreux mais au bout du compte, il s’agit d’une querelle procédurale. Elle est assez éloignée du cœur du débat sur la torture. Si la proposition de Dershowitz ou celle de Bobbitt était adoptée, un juge ou un conseil devrait décider quand torturer et dans quelles limites. Si cette décision était laissée au président et à ses conseillers, ils devraient agir seuls, sans le bénéfice d’une protection légale. De toute façon la question demeure : Si nous acceptons la nécessité occasionnelle de la torture, où traçons-nous la ligne à ne pas dépasser ? Comment éviter la pente glissante ?

Il y a quelques faits encourageant dans cette affaire déprimante, des exemples où la réalité semble correspondre à ce que nous aimerions qu’elle soit. Dans la plupart des cas, la torture n’est pas le meilleur moyen d’obtenir des informations ; les interrogateurs s’en sortent mieux en établissant des relations avec un prisonnier et en lui soutirant ce qu’ils veulent savoir grâce à des techniques « douces » d’entretien. Bien sûr, nous ne sommes pas très documentés sur le sujet puisqu’il n’existe pas de statistiques fiables. Mais les preuves indirectes sont nombreuses. Certaines estimations concluent qu’environ quatre-vingt-dix pour cent des prisonniers pendant la Seconde guerre mondiale on répondu à des entretiens directs ; en ce qui concerne le Vietnam et la guerre du Golfe, on atteint quatre-vingt-quinze pour cent. Même les interrogateurs médiévaux de l’Inquisition estimaient qu’ils obtenaient de meilleurs résultats par l’enfermement et l’isolation que par la torture.

Mais établir une relation avec un prisonnier quand le temps est compté n’a pas d’intérêt. Cela demande de la patience, de la ruse, de l’endurance – et beaucoup de temps. Cela peut convenir pour les longues enquêtes policières, mais comme il était expliqué dans un des articles du National Science Board, « ce n’est pas applicable dans le scénario de la bombe à retardement ou de toute autre enquête où les agents sont pressés par le temps ». Pour les Khalid Shaikh Mohammed que nous capturerons à l’avenir, des méthodes plus brutales semblent s’imposer.
Pourtant, même si un temps restreint augmente l’éventualité d’un recours à la torture, il donne aussi des limites. Il est idiot de continuer à infliger des tourments à un détenu quand les informations qu’il pourrait détenir ne sont plus d’aucune utilité. Même la Gestapo relâchait la pression sur les Résistants français après quarante-huit heures. Dans un scénario de bombe à retardement, les interrogateurs n’ont pas beaucoup de moyens d’action. Si un prisonnier possède des informations, disons sur les structures militaires d’Al-Quaïda ou sur ses connexions financières, l’urgence est moindre. On ne peut pas torturer indéfiniment.

Une deuxième limite concerne les prisonniers attendant d’être interrogés. Dans les guerres de contre-insurrection et de contre-terrorisme, tout le monde sur le terrain est un ennemi potentiel. Et dans la plupart des situations, la torture n’est pas appropriée – et pas seulement pour des raisons morales. Quand une armée essaye de gagner les cœurs et les esprits, il est contre-productif de battre un adolescent pour obtenir des renseignements sur son grand frère qui a peut-être une bombe. Les interrogatoires renforcés devraient être réservés aux détenus capitaux, capables de fournir des informations qui apporteraient des différences notables à l’issue de la guerre. Le nombre de candidats pour la torture sera toujours très faible.

Et même avec des détenus importants, il y a des limites aux interrogatoires – bien que définir ces limites soit la tâche la plus ardue de toutes. Il est extrêmement difficile de tracer une frontière entre des méthodes musclées qui définissent la torture et d’autres qui devraient être exclues, et il est tout aussi difficile de définir les techniques autorisables. Tout dépend des circonstances.
Le théoricien politique Michael Walzer, qui s’était penché sur un problème du même genre, concluait : « Nous voulons des interrogateurs qui s’inquiètent des coûts et des bénéfices. Mais ils doivent s’inquiéter, ils ne peuvent pas calculer. » De même, il est fort possible que nous ne puissions calculer de façon précise où se situent les limites de la torture. Mais nous voulons que les interrogateurs sachent qu’il y a des limites. La majorité des critiques à l’égard de la Maison Blanche de Bush venait de l’impression que les responsables ne s’étaient jamais inquiétés de ça.

En réalité, l’administration Bush, même quand elle poussait à une totale liberté d’action, avait établi des limites aux interrogatoires. La CIA avait des règles précises, et même pointilleuses, sur le temps autorisé pour arroser un prisonnier avec de l’eau, sur l’intensité du bruit à introduire dans la cellule d’un prisonnier, et sur le temps autorisé pour garder le prisonnier dans une boîte. Le waterboarding, bien qu’il soit devenu central dans le débat sur la torture et qu’il ait soulevé les passions les plus fortes, n’a été utilisé que sur trois prisonniers, et plus du tout après 2003.

Démonstration de waterboarding 2
Démonstration de waterboarding 2

Ceux qui sont irrévocablement opposés à la torture estiment que de telles distinctions dans la douleur et l’inconfort ne méritent qu’un seul adjectif : kafkaïen. Mais celui qui accepte la nécessité occasionnelle de la torture ou des interrogatoires renforcés est bien obligé de se poser la question des règles, également de celles qui paraissent étranges prises hors du contexte. Il est possible de considérer le waterboarding comme une technique valide dans certaines circonstances, et croire cependant que l’utiliser sur quelqu’un cent-quatre-vingts-trois fois « choque la conscience ».

Comme nous le savons maintenant, les limites qui ont été proposées n’ont pas toujours été approuvées. Les hurlements macho de la Maison Blanche ont couvert les réserves discrètes des juristes du gouvernement. Des subordonnés dans ce domaine recevaient des messages contradictoires ou pas de messages du tout. Nous avons vu le résultat de cette confusion au sens littéral du terme : les photos d’Abu Ghraib ont brûlé dans notre conscience collective.
Cependant, il est important de noter que les abus d’Abu Ghraib n’étaient pas « la partie émergée de l’iceberg » (selon les termes de Human Rights Watch). Personne ne les a approuvés ; ils n’avaient rien à voir avec la politique officielle américaine. La juriste du Pentagone qui a la première promulgué les règles pour les interrogatoires renforcés, qui incluaient la nudité, les positions inconfortables, et l’utilisation de chiens – exactement ce qu’on a vu sur les photos – était horrifiée quand elle a été informée de ce qui se passait à Abu Ghraib et l’a qualifié d’anarchie. Personne ne défendait ce qui s’était passé à Abu Ghraib à l’époque et personne ne le défend aujourd’hui – ce qui explique pourquoi cela n’a pas de place dans le débat sur la torture, sauf comme illustration de comment des dirigeants incompétents peuvent laisser les choses leur échapper.

Les conditions étaient très différentes à la prison militaire de Guantanamo Bay, où la surveillance était plus rigoureuse et les règles appliquées. Si les rapports des investigateurs sont fiables, là les interrogateurs s’en sont tenus pratiquement à la lettre aux recommandations. Sur vingt-quatre mille interrogatoires menés pendant trois ans, seuls trois cas d’abus caractérisés ont été découverts, et ils avaient été commis sur trois détenus de haute importance. Dans les trois cas, les interrogateurs ont été sanctionnés pour excès. Soyons très clairs : Guantanamo n’est pas Abu Ghraib.

Quand il a été élu, le président Obama a juré de fermer Guantanamo dans l’année qui suivrait son arrivée au pouvoir. Mais il n’a pas tenu sa promesse. Même s’il parvient à fermer cette prison, il a pris d’autres décisions qui montrent plus de continuité que de ruptures avec la politique de l’administration Bush. Il continue le programme des transferts extraordinaires (mais avec la promesse aux gouvernements coopérants que le traitement des prisonniers ne sera pas exagérément brutal). Comme son prédécesseur, il a l’intention d’user de commissions militaires pour juger certains détenus. Il n’a pas fait publier d’autres photos d’Abu Ghraib. Il accepte la politique de la détention à durée indéterminée.

Ses dissensions avec la Maison Blanche de Bush sont plus claires en ce qui concerne le sujet crucial de la torture. Une de ses premières décisions comme président a été de rendre une ordonnance ramenant tous les interrogatoires, ceux de la CIA et ceux des militaires, aux consignes données dans l’Army Field Manual. Le manuel, révisé en 2006, interdit maintenant l’usage des cagoules, de la nudité, du waterboarding, et d’autres méthodes utilisées pendant les années Bush.

Et si une occasion se présentait qui semblerait exiger des interrogatoires renforcés ? Un deuxième onze septembre ? Ou, sans parler de catastrophe, si les États-Unis capturaient l’ennemi le plus important de tous les ennemis recherchés ?

En janvier dernier, les autorités ont arrêté le numéro deux des dirigeants talibans, Mullah Abdul Ghani Baradar. Il demeure entre les douces mains des Pakistanais, évitant ainsi au gouvernement américain de décider du mode interrogatoire à lui appliquer. Mais si nous attrapions Oussama ben Laden en personne ? Ou celui qui vient juste derrière lui, Ayman al-Zawahiri ? Comment l’administration Obama le questionnerait-elle ? En vérité, nous l’ignorons. Mais nous pouvons imaginer que le calcul moral de la sécurité national ne fasse lourdement pencher la Maison Blanche vers le genre de décision qui ferait sourire Dick Cheney.

Publié dans le numéro de mai-juin 2010 de World Affairs. Barry Gewen est rédacteur à la New York Review of Books.
(Copyright New York Review of Books)

3 Commentaires

  1. La torture… Voilà une méthode archaïque, d’un autre temps, qui ne devrait pas, si nous vivions dans une société rationnelle, exister.
    Que la torture soit une méthode légal, appliquée de façon scientifique, voilà ce qui est véritablement scandaleux.
    On a beau tourner le problème dans tous les sens, ça ne passe pas.

  2. Très bon texte.
    Merci pour cette traduction.

    Pour proposer une solution au dilemme de la bombe à retardement, qui semble justifier la torture aux yeux de l’auteur:
    La torture doit rester interdite et sanctionnée par la loi (dans nos démocraties, les dictatures n’ont pas ce genre de problèmes).
    Dans le cas d’un scénario « bombe à retardement » ou similaire, l’autorité autorisant la torture ainsi que les tortionnaires s’exposent à des sanctions pénales (les lois doivent déjà exister). Les procès doivent être conduits, éventuellement à la fin d’un mandat accordant immunité, et les peines effectuées.

    Le principe serait donc que si l’on estime que la situation est suffisamment grave pour sacrifier nos principes et torturer quelqu’un, elle l’est également pour que ceux chargés de la sécurité acceptent de sacrifier leur position, réputation et éventuellement quelques années de libertés. Ce n’est certes pas une solution idéale, mais il n’y en a probablement pas dans ce débat, mais elle présente l’avantage de préserver nos principes et décourage d’emblée l’usage de la torture dans les cas trop éloignés de la « bombe à retardement ». Elle évite également de légaliser la torture pour certains cas, le nombre de cas admis pouvant ensuite rapidement augmenter, par exemple suite à un attentat.

  3. Superbe texte!!!!
    Cela fait plaisir de lire cela.
    Quand les américains font leur autocritique c’est toujours payant.