Visiter la Galerie Kamel Mennour, en ce moment, peut se justifier de deux façons, aussi légitimes l’une que l’autre: l’exposition Giacometti/Buren, montée en lien avec la Fondation qui porte le nom du premier artiste. Ou l’oeuvre de Lili Reynaud-Dewar, « Structures de pouvoirs, Rituels et Sexualité chez les Sténodactylos européennes ».

Parions sur la seconde, et disons-le tout de suite: Lili Reynaud-Dewar est un des artistes les plus passionnants de la scène française. A à peine trente-cinq ans, elle produit une installation qui met en cause les schémas de la civilisation européenne: pour n’en citer que quelques éléments, le maquillage qui est comme une peinture tribale, le mécanisme dactylographique, un fantasme occidental.

L’enfermement, une prison primitive: s’agit-il de quelque peuplade océanienne? Non: la claustration première est celle d’une culture qui ne diffère pas tant que cela de ceux qu’elle a tant méprisés, opprimés.

Lili Reynaud-Dewar montaignienne. Comment ne pas penser aux passages des « Essais » où l’auteur met en accusation ses contemporains, coupables de ne pas comprendre la communauté profonde qui existe entre eux-mêmes et les « sauvages »? Comment ne pas y penser, avec les processus de distanciation propres à l’écrivain: les miens sont lointains, les tiens sont proches?

Mais Montaigne, c’est le XVIe siècle, et la situation a bien changé, sous maints rapports. Assurément, son propos gardait une pertinence au XVIIIe, et même sous la colonisation. Mais aujourd’hui? Antimoderne, Lili Reynaud-Dewar?

Pas nécessairement. Et c’est sans doute là que réside la finesse de son travail: il ne s’agisse pas d’une oeuvre à visée sociologique, ou, pire encore, sociale – les « dactylos » appartiennent au passé, aux années 1960, leur rôle n’est plus une réalité fondamentale liée à l’exercice des fonctions de direction.

Dès lors, elles sont devenues un mythe, elles aussi, dont l’artiste propose, à la façon de Roland Barthes, une mythologie. Or celle-ci ne prend pas une forme discursive, mais bien visuelle.

Aussi anachronique que l’imagerie associée aux dactylos, sexe et pouvoir, la thématique tribale s’inscrit elle aussi en contrepoint par rapport au Zeitgeist.

Certes, l’art doit évoquer, invoquer les mouvements profonds d’une époque. Mais il est gouverné, tout autant, par la nécessité absolue de les nier, ou, mieux encore, de s’inscrire en contrepoint, comme le fait Lili Reynaud-Dewar, par l’association de deux mythes pour un propos inactuel.