A relire Gatsby,  j’ai fait une rencontre à laquelle je ne m’attendais pas.
L’édition du Livre de poche était suivie de …trois préfaces (outre celle de Fitzgerald, mais, elle, précédant, comme il se doit, son roman), dont une de Bernard Frank, de 1962. Délicieux Bernard Frank, élégant, velouté, moelleux, impertinent.  Chroniqueur littéraire à vingt ans aux Temps modernes, viré par Sartre après la publication de son premier roman, Les Rats (1953), qui se moquait, entre autres, des existentialistes, inventeur des Hussards (Roger Nimier, Jacques Laurent, Antoine Blondin, Michel Déon, Kléber Haedens, François Nourrissier) et de Galligrasseuil, cet esprit parisien à la Diderot, vieux ronchon candide et nonchalant, hédoniste mélancolique, mémorialiste sarcastique du Landernau politico-littéraire, et par dessus tout lecteur savant, amoureux des livres et du bordeaux, en même temps que fine bouche et plus encore fine mouche (femmes riches, anglo-saxonnes, de préférence) était le tonton flingueur en chef des Lettres françaises. « Il rafalait au brio, mais déposait toujours un œillet sur le cercueil de ses victimes » (Marc Lambron). « C’est un chat perché sur le toit de la littérature française. Il miaule, donne des coups de pattes, griffe, ronronne » (Anthony Palou). Grand causeur paresseux, « il commençait ses phrases comme Sagan et les finissait comme Modiano » (Pierre Assouline). Mort, Frank, à le lire aujourd’hui, ronronne de plus belle.
Et puis nous sommes trente ans après la parution de son Siècle débordé (traduit en anglais par An Age of excess).  Le titre de cet essai qui n’a pas pris une ride vient de Montaigne, parlant de son siècle « débordé » (par les guerres de religions), et qui se perd en « écrivaillerie ».
Voici cette préface de Bernard Frank le Hussard au Fitzgerald de Gatsby le Magnifique.
« En cherchant bien, je ne vois qu’une raison à ce qu’on m’ait demandé de préfacer le plus grand  écrivain américain après Faulkner, hélas, c’est que si j’avais eu droit au chapitre, si le dieu de la littérature toujours taquin m’avait dit : « Eh bien, Frank, à la place de vos oeuvrettes, quel roman auriez-vous aimé écrire ? », j’aurais répondu : « The great Gatsby, mon général. »
Assez bizarrement il est vrai, Fitzgerald n’est pas fort connu du grand public français. C’est encore un écrivain confidentiel, un mot de passe. Ce même grand public qui pendant l’Occupation dévora avec tant d’avidité les romans de Pearl Buck –ah ! ce qu’on aimait les Chinois alors, et les Chinoises aux pieds meurtris-, qui s’enchanta des Nuits de Bombay de Bromfield et du Grand Passage de Kenneth Roberts (…) fut privé jusqu’en 1951 de Tender is the NightThis side of paradise est introuvable. Il a fallu attendre 1955 ou 1956 pour que Gallimard se décide à publier The last Tycoon, son dernier roman inachevé. Nous avons lu à la sauvette en 1951 peut-être, The Crack Up, La Fêlure, dans un numéro des Temps modernes bien oublié, j’imagine. Ces quelques pages autobiographiques, excellemment traduites par Dominique Aury, sont mille fois supérieures à La Chute de Camus. Tellement plus vraies et plus poétiques. Aussi avec Camus il n‘y avait rien à faire, il mettait de l’amidon sur tout ce qu’il écrivait. Cet homme du soleil croyait toujours que pour être belle, une chemise devait être empesée. Mais assez parlé de Camus pour le présent quart d’heure, on va m’accuser d’insulter un mort, tant il est vrai qu’il faut au moins vingt ans de cercueil pour parler librement d’un écrivain disparu. Et puisque j’ai de la place libre, qu’il me soit permis ici de souhaiter que les personnes qui auront détesté ce que j’ai écrit puissent le jour de ma mort, si cela leur chante, se moquer librement de mes livres sans s’occuper d’offensantes bienséances.
Ce triste tableau de l’édition française m’incite d’autant plus à admirer Le Sagittaire de ce Léon Pierre-Quint qui réédita après la Libération – ce n’est pas peu dire – Gatsby le Magnifique. C’est à ce vieux pédéraste drogué jusqu’à la moelle que nous devons non seulement de fort bonnes études sur Proust, Gide et la drogue, mais d’avoir fait publier dans sa maison d’édition quelques-uns des meilleurs écrivains anglo-saxons contemporains. (…) Enfin ces mêmes éditions – suprême honneur – hébergèrent Les Manifestes du surréalisme.
En 1945, Fitzgerald devait vraiment faire figure d’intrus, en mettant les choses au mieux, de vieux gentleman démodé. L’Amérique en battle-dress, l‘Amérique en jeep avait réussi son débarquement. Le général Dos Passos occupait Les Temps modernes, Steinbeck, les catholiques, et Hemingway les caves du Ritz. « Papa » qui n’était certainement pas un homme aussi méchant et aussi fourbe que l’affirme le Goncourt 61* avait pourtant le tort d’assimiler la littérature au Guide Michelin. Dans le même roman, il se croyait la plupart du temps obligé de servir les spécialités qui avaient fait sa réputation. « Voulez-vous, pour commencer, mon Paris 1925 suivi de deux douzaines de taureaux et, pour finir, un amour à l’italienne ? » Tout ça c’est excellent, mais on sort de là gavé. Comment s’intéresser après tout ce déploiement de forces à la technique enfantine d’un écrivain qui, à la page deux de son roman, présente ainsi son héros : « Seul Gatsby, l’homme qui donne son nom à ce livre, échappait à cette réaction – Gatsby, qui représente pourtant tout ce que je méprise le plus sincèrement ».
Un si grand naturel n’est pas dans l’Art. Le lecteur regarde de tous les côtés si après un tel affront, le roman va s’arrêter. Mais à sa grande surprise la lecture se poursuit. Décidément en littérature, si Robbe-Grillet n’existe pas, tout est permis.
Le vrai, c’est que les écrivains d’aujourd’hui ne s’aiment pas, que ça leur fait un choc lorsqu’ils s’aperçoivent dans la glace. (Les écrivains d’hier ça devait être la même chose, si j’excepte Goethe et Michel de Saint-Pierre, mais tout de même cette fois-ci, il semble bien qu’il n’y ait pas d’issue, que nous ayons des comptes à rendre à  tout le monde. La fête est bien finie.) Oui, nous en avons assez de notre âme truquée, pourrie, jacassante, sans fond, cette pauvre âme qui ressemble à un accessoire de magicien. Alors, de temps en temps, nous avons besoin de nous plaire, qu’on nous dise que nous sommes beaux, d’éprouver à notre endroit une sorte de tendresse permise, décente, et pour cela nous nous mettons dans la peau d’écrivains morts, les play-boys imaginaires de notre existence. Je vous recommande Fitzgerald ; avec lui, c’est la fête, et on n’a pas honte de s’y trouver. Pour une fois nous allons faire du ski nautique, de la pêche sous-marine sur une Côte d’Azur française presque vide. Pour une fois, nous allons aimer le teint de notre peau. Sous de gais parasols, à l’heure où le soleil est le plus chaud, nous boirons du champagne rosé et grignoterons du caviar. Pour une fois nous allons bavarder avec de ravissantes jeunes filles, riches, sottes, exquises pour tout dire. Fitzgerald avait compris quelque chose de très calé et de très simple : que la vie, c’est-à-dire la fête, était aux mains des riches. Et que ce n’était vraiment pas possible de la leur laisser toujours. Ils étaient vraiment trop bêtes, trop maladroits, trop avares, trop ennuyeux, enfin ce n‘est pas la peine de continuer, je n’invente rien, vous les connaissez aussi bien que moi. Fitzgerald s’était malheureusement aperçu que la richesse permettait non seulement l’achat de truites fumées, mais qu’elle créait un langage particulier et délicieux. Les belles filles riches ne demandent pas mieux que d’être réveillées le temps d’une valse par un prince charmant, de devenir, le temps d’un été, des créatures romanesques. Ce fou de Fitzgerald se ruina (je parle bien entendu de sa santé aussi bien que de sa fortune) en essayant de créer une Compagnie qui concurrencerait celle des riches. Les riches sans les riches. Ce genre d’exercice ne pardonne pas. Il mourut à quarante-quatre ans, hors d’usage.
Lecteurs, dépêchez-vous de lire Gatsby le Magnifique, la grande maison de West Egg avec ses vingt hectares de pelouses et de jardins, sa piscine de marbre, son lierre vert cru, va bientôt se rallumer et être envahie par des gens impossibles. Profitez du calme ».

* Jean Cau, La pitié de Dieu