Seraient-ils incultes, indifférents au savoir ou hostiles à la culture (« Quand j’entends le mot culture, je tire mon pistolet », disait un dirigeant nazi), une chose ne laisse jamais indifférents les dictateurs et les régimes farcis d’idéologie : l’Histoire.
Il s’agit, à bon compte, de s’en réclamer et s’en légitimer. Les dictateurs se l’approprient, s’en font les dépositaires et les prolongateurs. Mais si l’histoire, la vraie, ne convient pas, si elle contredit l’idéologie officielle, alors on lui tord le cou. La nier, l’occulter, manipuler le passé, en inverser le sens, lui substituer une légende dorée, héroique, nationale, religieuse ou autre, fabriquée de toutes pièces, tout est bon pour rectifier l’histoire réelle d’un pays sous la botte.
Pas plus qu’un de ses homologues militaro-fascistes tout au long des temps modernes, le régime islamiste de Khartoum, aussi brouillon, aussi frustre soit-il, n’échappe à la règle. Hors de l’Islam et de son avènement, pas de salut. Avant son acclimatation au septième siècle, pas d’histoire au Soudan ou si peu. Et surtout pas une histoire africaine. Gommer autant que se peut le caractère et l’héritage africains du Soudan, – et peu importe que Soudan signifie « le pays des Noirs » ! – telle est la volonté constante d’Al Béchir « l’Arabe ». Le soit-disant « Arabe ». Il l’est si peu, arabe, qu’en compensation, pas très malin et complètement mythomane, il se prétend l’un des descendants du Prophète ! Cette « filiation » délirante ne trompe que lui, et tout le monde en rit sur les bords du Nil.
J’ai visité hier au Louvre l’exposition sur le royaume de Méroé. Une belle et émouvante exposition, pour le Soudanais que je suis. Ce royaume de Méroé, du nom de sa capitale en bordure du Nil, vers la cinquième Cataracte, une ville aujourd’hui disparue dans les sables et dont ne subsistent plus qu’une myriade de petites pyramides ruinées, s’étendit sur le Soudan du IVe siècle avant J.C. au IIIe siècle de votre ère. C’est le dernier royaume païen, avant la courte période de christianisation du pays puis son passage à l’Islam. C’est aussi le moins africain des grands royaumes soudanais qui l’ont précédé, et, à l’inverse, le plus égyptien. Pyramides, précédées d’un petit pylône ; dieu Amon ; double écriture, cursive et hiéroglyphique ; associés à Amon, seuls subsistent des Dieux soudanais, Dedoun, le premier de Nubie, Apédémak, le grand dieu du Sud et sa femme, au visage scarifié : le royaume de Méroé, aussi glorieux soit-il, apparaît d’abord comme un brillant avatar de la civilisation pharaonique égyptienne. Le musée de Khartoum, qui fait globalement l’impasse sur les civilisations soudanaises précédentes et confine l’essentiel du passé africain dans ses réserves fermées à double tour, a généreusement prêté la moitié des pièces exposées.
D’autres royaumes soudanais, entièrement africains, ont précédé Méroé durant plus de deux millénaires. Le plus ancien est le royaume de Koush, qui remonte au début du troisième millénaire avant l’ère chrétienne. Il avait sa capitale à Kerma, sur le cours moyen du Nil soudanais, au sud de l’actuelle Nubie. Les influences du sud du Soudan africain et, au-delà, de l’Afrique centrale, semblent prépondérantes. Et l’Egypte des pharaons, l’ennemi politique en même temps que le grand débouché commercial (or, ivoire, biens précieux en provenance d’Afrique centrale), fut constamment tenue à bonne distance par une zone-tampon, la Nubie. Un deuxième royaume de Kerma se forme au XXIe siècle, en guerre, cette fois, avec l’Egypte pharaonique, dont il se protège en fortifiant ses villes, suivi d’un troisième royaume de Kerma, du XVIIIe au XVIe avant J.C. qui s’étendra, lui, jusqu’à Assouan, avant de reculer et d’être détruit par les pharaons du Nouvel Empire. L’éclatement de l’Egypte en royaumes rivaux entraîne la fin de cette domination égyptienne au XIe siècle sur le Soudan et la constitution du royaume de Napata, qui va construire un puissant empire soudanais au cœur de l’Afrique occidentale et centrale et même conquérir la Nubie et la Haute-Egypte, au point que les rois soudanais montent sur le trône des pharaons et créent la XXVe dynastie. Cet empire soudano-égyptien prendra fin avec la conquête de l’Egypte par les Assyriens au VIIe siècle, et se repliera alors sur Méroé, le dernier royaume soudanais, qui tombe au quatrième siècle après J.C., sous les coups de rois chrétiens d’Ethiopie. La christianisation des petits royaumes nubiens commence vers 540 et s’achève avec la conquête arabe du Soudan à la fin du VIIe siècle.
N’en déplaise au potentat de Khartoum, tout ce passé soudano-africain considérable, on l’imagine aisément, a laissé jusqu’à aujourd’hui, par delà l’islamisation et l’arabisation du Soudan, des traces toujours présentes, toujours vivantes dans les cultures et les langues soudanaises, à commencer au Darfour.
Je vais donner quelques exemples, en qui concerne le Darfour, dont l’histoire dans les livres scolaires soudanais ne fait qu’une page et demie, tant il s’agit de nettoyer l’histoire et de chasser de nos têtes qu’avant l’islam, avant de devenir musulmans, nous fûmes des africains, que nous le restons et que nous en sommes fiers.
Ma grand-mère s’appellait Koa, tout comme le chef de la résistance des Nouba, Yossif Koa ; Koa vient de Kousch. Kuas, en four, veut dire : allons de lieux en lieux. Nabata qui veut dire « bâtissons après la saison des pluies »vient de Nepta, le deuxième grand royaume de l’histoire soudanaise. Marawi, qui veut dire qu’une terre est vaste, vient directement de Méroé. Et puis, il y a l’héritage de l’Ancien Testament. Nouba, qui se décompose en Nu (Noé) et Ba (le père) veut dire les petits enfants de Noé. On retrouve les cinq divisions du peuple de Moïse dans l’ancienne hiérarchie des hommes au Darfour, qui allait des dalinga, soldats de la religion, suivis des basinga, les hommes de droit, des kurumo, porteurs du livre sacré, des maraiga, constructeurs, aux arbaga, les travailleurs et les fermiers. Nos imams portent une canne (le buri en four) qui rappelle directement la canne de patriarche de Moïse guidant les Hébreux à l’entrée de la mer Rouge. De même, on pratique une cérémonie au défunt quarante jours après sa mort, comme dans le calendrier biblique. Quant aux prénoms, un de mes plus proches compagnons s’appelle Adam. Moussa (de Moïse), Haroun (Aron), Isaac, Daoud (David), Suleiman (Salomon), sont, avec Mohammed, les prénoms les plus fréquents au Darfour. Il reste un peu partout dans les monts du Jebel Marra, à Sindo dans le Wadi Salah, West Darfour, des Tora House, vieux édifices en pierre recouvrant une cave où se réunissaient les anciens. Un gros village du Jebel Marra forestier s’appelle Turang Toanga. La plus vieille mosquée du Darfour s’appelle Tourra Mosk, et la première capitale du sultanat du Darfour s’appelait également Tourra. Les janjawids y ont détruit les tombes des sultans four. Quant à l’étoile de David, appelée au Darfour le sceau de Salomon, on l’appose sur des bouts de papiers collés au mur, lors de la naissance d’un enfant, pour chasser les mauvais esprits, ou l’on s’en fabrique une, en papier ou autre chose, avant un combat ou une rencontre décisive. Nous avons deux mots, l’un pour dire le voyageur, celui qui apporte la nourriture : il est le cananian (du pays de Canaan) ; et le découvreur, l’explorateur de terres nouvelles s’appelle le Sumerian, de Sumer. Quant à l’héritage chrétien, les femmes au Darfour divisent leur coiffure africaine traditionnelle, la rasant en quatre parties égales par une croix sur le sommet du crane, comme les bénédictions anciennes sur la tête des nouveaux-nés ; et le pommeau de l‘épée de tous les combattants est également une croix. Nombre de Darfouris s’appellent Matta, Mati, Motore, Metere, déformations de Mathieu l’apôtre, qui prêchait en Ethiopie. Dong Kela, en four, signifie « nous sommes venus pour pâturer », et ce mot vient du royaume chrétien verdoyant de Dongola, l’ancienne Nepta. Un grand mur, reste d’une église chrétienne, Ambolang warry (la Porte de l’Ambulance), ceinture les deux villages d’Aramba et de Sabanga. L’islam darfouri, implanté au XVIe siècle, est inscrit dans l’université d’Al Azhar, au Caire, dans une section d’études nommément appelée Darfour. Il n’y a pas de section Soudan… Et à Djeddah, alors totalement déshérité, le sultan du Darfour fit creuser de nombreux puits, depuis appelés de son nom, Ali Dinar, lors de ses pèlerinages à la Mecque. Ali Dinar créa à Djeddah un quartier d’habitations clos d’un grand mur, pour tous les Darfouris qui l’accompagnaient. Ce quartier existe toujours, les Saoudiens l’appellent Hosh Ali et ne l’ont pas remis aux gens de Khartoum…
Le Darfour, pays caravanier, fut un carrefour de religions, qui se superposèrent les uns avec les autres. Ce syncrétisme, toujours vivant, est aujourd’hui la cible des islamistes de Khartoum et de leurs exécutants sur le terrain. Ce n’est pas pour rien que Janjawids nous surnomment les Torah Bora !
L’histoire du Soudan, on le voit, ne commence pas avec l’islamisation, ni même avec le royaume de Méroé. Et les hommes du Darfour et du Kordofan furent, avec les populations nilotiques du sud, du Moyen-Nil et de Nubie, les grands artisans de ces royaumes africains du Soudan, deux millénaires durant.
Le Soudan libéré de sa clique actuelle, les Soudanais de toutes origines pourront récupérer leur passé et leur patrimoine historique, parler librement, en sus de l’arabe, leurs langues vernaculaires, redevenir eux-mêmes tout en restant soudanais.
Ce combat pour la vérité historique est aussi important que le combat par les armes et par la politique. Il ne se sépare pas de toutes nos tâches en faveur de la liberté au Darfour et au Soudan.