Après nombre d’inondations et tremblements de terre récents à l’autre bout du monde, une autre catastrophe naturelle fait parler d’elle, à bien des égards beaucoup plus proche de nous.
Géographiquement, l’Islande est à la marge de l’Europe. Historiquement, son peuplement scandinave et celtique la rattache intiment à la culture européenne à laquelle elle a puissamment contribué depuis le Moyen-Age. Politiquement, son Parlement (l’Althing) est le plus vieux d’Europe, en avance de plus de 800 ans sur notre Révolution française (pour prendre un exemple bien de chez nous). Elle fait partie de l’Espace économique européen (EEE) et de l’Association européenne de libre échange (AELE), sans compter sa récente candidature à l’Union européenne.
On pourrait multiplier les exemples qui transcendent allègrement les kilomètres d’océan qui la séparent de l’Écosse ou de la Norvège, ses plus proches voisins européens. Pourtant, cette cousine océanique vient de faire une irruption incongrue dans notre quotidien : par une éruption. Quasiment tout le monde a vu à présent des images du Eyjafjallajökull, ce volcan dont le réveil (et l’impressionnant dégagement de cendres) vient de paralyser un à un tous les aéroports d’Europe du Nord (région parisienne comprise), en attendant que le Sud ne soit frappé à son tour.
Je m’empresse de le dire : je n’écris pas le portable sur les genoux, bloqué dans une salle d’attente de quelque aéroport, incertain de l’heure, voire du jour où je pourrais retrouver mon patron ulcéré ou mon home sweet home. Peut-être le stress de l’attente, le voisinage d’autres voyageurs mécontents pourraient-ils tempérer le bonheur que je ressens aujourd’hui. Car, je dois le dire, cette nouvelle m’a rempli de joie.
L’Europe a trahi l’Islande.
Par la faute de banquiers avides (quelques uns parmi d’autres, ailleurs) et d’un gouvernement (tombé depuis) qui a garanti leurs pertes potentielles (et désormais avérées), ce petit pays d’à peine 300 000 habitants s’est retrouvé au cœur de la débâcle financière mondiale. C’est bien triste, me direz-vous, mais à quoi s’attendre quand le secteur bancaire occupe une place si disproportionnée dans le PIB d’un pays, par ailleurs pauvre en ressources naturelles et perdu au milieu de l’Atlantique ?
Un pas décisif a été franchi par Gordon Brown en octobre 2008. Pour bloquer plus sûrement les fonds britanniques détenus par les banques islandaises en faillite, le Premier ministre a eu recours à la législation anti-terroriste (Anti-terrorist Bill), mettant officiellement son voisin pacifique, sans armée, sur la liste des états terroristes, aux côtés d’Al-Qaïda et de la Corée du Nord. Bénéfice immédiat : détourner l’attention sur un bouc émissaire inoffensif et faire oublier à ses administrés les errements de la City (la recapitalisation de trois de leurs principales banques, ainsi que la nationalisation forcée de la Northern Rock, étaient encore de l’histoire récente). Mr. Brown peut être fier de lui ; comme le rapportait à l’époque un député travailliste, il a eu « his Falklands moment ».
La colère des Islandais a été immédiate. Quoique anormalement paisible pour une nation supposée terroriste. Outre la pétition qui a vite rassemblé des dizaines de milliers de signatures, on peut encore voir sur ce site les « cartes postales » envoyées par des centaines d’Islandais anonymes qui protestaient de leur innocence avec humour (plus quelques étrangers, Britanniques inclus, qui affichaient leur solidarité). Les photos incluses dans cet article en témoignent. L’humour de David contre l’arrogance de Goliath. Mais comme il s’agit de gros sous, c’est bien sûr Goliath qui a gagné.
Personne ne peut nier la détresse des épargnants britanniques (des particuliers, mais aussi des municipalités entières), ruinés par des criminels du même calibre que ceux de la City, Wall Street et ailleurs, qui, depuis 2007, ont déjà réduit tant de vies à néant à travers le monde. Mais les Islandais pouvaient à bon droit protester qu’ils n’avaient rien fait pour mériter ça. Non seulement, on leur demandait de payer pour les errements de leurs banquiers, mais en plus on les insultait !
Car cette dette a un double visage.
Économique assurément. Chaque Islandais doit rembourser de sa poche plusieurs milliers d’euros par tête. La couronne islandaise s’est effondrée, une catastrophe d’autant plus grande que le pays, pauvre en ressources naturelles, dépend dramatiquement de ses importations. Les investissements étrangers se sont taris. Le FMI a été appelé à la rescousse, mais Mr. Brown freine des deux pieds pour que rien ne soit versé aux Islandais tant qu’ils n’auront pas franchi les Fourches caudines, c’est-à-dire accepté son plan draconien de remboursement que les Islandais viennent de rejeter par référendum. Même barrage au sein des instances européennes.
Mais, surtout, elle est injuste. Pas seulement parce que des innocents vont payer pour la rapacité de quelques uns. C’est aujourd’hui le cas pour des millions d’hommes et de femmes jetés à la rue, sans travail, et sur tous les continents. Mais aussi à cause de la calomnie qui l’accompagne. Signée Gordon Brown. Joindre ainsi l’insulte à l’humiliation n’est pas seulement une erreur politique, c’est un affront que chaque Islandais s’est pris personnellement en pleine poire. Pour le coup, on peut sans peine se revoir, enfant, le jour où on s’est vu accusé – à tort – d’avoir volé le porte-monnaie qui a été finalement retrouvé sous l’armoire, une semaine plus tard. La détresse, le sentiment d’impuissance qui nous ont étreint ce jour-là, on ne les oublie pas. Ou plutôt on a tout intérêt à les oublier pour pouvoir aller de l’avant, dans un monde où l’innocence ne suffit jamais pour faire valoir son droit.
Mais je m’égare. L’exiguïté de ma chambre d’hôtel, peut-être, ou celle de la table sur laquelle j’ai posé mon portable. Par la fenêtre, je devine les pistes désertes, dans la nuit. Désertes comme en plein jour. Oui, je l’avoue, je fais partie de ses voyageurs échoués dans un hôtel proche de l’aéroport, celui de Dublin en l’occurrence, au nord de la ville. J’ai préféré le taire, peut-être parce que j’assumais mal d’être si heureux parmi tant d’autres clients de l’hôtel, tous si anxieux de rentrer chez eux. D’ailleurs, j’ai aussi dit la vérité : mon portable n’est pas sur mes genoux.
Le ciel s’est entrouvert vendredi, je n’étais pas parmi les heureux élus, puis il s’est refermé. Et j’en suis ravi car je peux creuser à loisir cet étrange sentiment qui m’a saisi quand j’ai réalisé ce qui se passait vraiment.
Imaginez : au milieu de l’océan, sur une île assez sauvage pour posséder 130 volcans actifs – et pourtant assez civilisée pour domestiquer ses sources d’eau brûlante et accueillir des milliers de touristes chaque été -, un de ces 130 volcans s’est réveillé pour venger l’Islande.
D’ordinaire, le premier pays (et souvent le seul) touché par une catastrophe naturelle est celui où cette catastrophe se produit. Pas dans ce cas. Les inondations produites par la fonte du glacier ont été brèves dans la région mitoyenne du volcan. Les quelques fermiers concernés ont été évacués sans dommages. Plus significatif encore, l’aéroport de Reykjavik, le seul d’Europe, reste ouvert au trafic. La colère du volcan ne se déchaîne par sur l’Islande mais sur ses débiteurs, alors que c’est elle qui est supposée être en dettes.
L’Europe a trahi l’Islande. L’Europe ? ricaneront certains, Gordon Brown ce n’est pas l’Europe, et le Royaume-Uni est traditionnellement un des membres les plus réticents de l’Union européenne. Je dis l’Europe car l’Europe toute entière a un devoir culturel, ancestral, viscéral vis-à-vis de la patrie des sagas et de la poésie scaldique, la patrie de Snorri Sturluson, Arni Magnusson et Halldor Laxness, la patrie de la première femme au monde présidente de la République, Vigdis Finbogadottir, élue en 1980. Longtemps colonie danoise, lâchée par un Danemark appauvri qui luttait pour sa survie, un temps presque recolonisée par les États-Unis qui ont compris sa valeur géopolitique et y ont implanté des bases militaires, l’Islande s’est battue seule pour survivre et, ultimement, prospérer au point de devenir en 2006 le deuxième pays le plus développé du monde après la Norvège.
Bien sûr, les nouveaux pauvres n’ont pas le même attrait que les pauvres « traditionnels », ceux vers lesquels on peut se tourner périodiquement et sans « crainte » de les trouver moins pauvres, quand la solidarité vient à nous démanger. Aux yeux de certains, l’Islande paie pour une richesse trop vite acquise. Mais ils ne voient pas que, à part ces récents errements bancaires (crime de quelques uns et comparables à tant d’autres crimes en col blanc commis au même moment), elle doit sa survie et son succès au courage et à l’inventivité des ces mêmes Islandais que Brown a qualifiés de terroristes. N’est-ce pas notre devoir et, je dirais, notre privilège de leur porter secours ?
La colère du volcan, je la sens dans l’air. Elle se dépose rapidement avec la pluie, ruisselle, imbibe le sol en profondeur, pour ressortir plus loin, recrachée par la même éruption qui peut encore durer des semaines. Nous avons perdu notre ancienne conscience animiste du monde, mais moi, en ce moment, j’ai l’impression de la retrouver, d’assister à une manifestation aussi divinement chthonienne que lorsque la Pythie de Delphes entrait en transes, enveloppée de vapeurs toxiques émanant de la fissure à ses pieds. Depuis ma petite chambre, je sens presque le gigantisme des forces déployées, le magma bouillonnant depuis les tréfonds de la terre, les glaciers fondant comme de monstrueuses crèmes glacées, les tonnes de cendres crachées, parcourant des milliers de kilomètres portées par le vent comme d’invisibles, innombrables émissaires divins dont la violence vengeresse frappe… les réacteurs d’avions. Quoi, pas de victimes propitiatoires ? Pas de bonne vieille vengeance sanguinaire ? Non, les animaux ne sont pas frappés, les humains ne sont pas atteints, si ce n’est dans leur amour-propre et leur portefeuille (manque à gagner, voyageurs à rembourser, etc.). Les dieux de la vieille Islande châtient ceux qui ont humilié leur peuple et, contrairement à nos vieux fantasmes chrétiens, ils le font pacifiquement, à l’image des Islandais sans armée.
C’est de cela dont je me réjouis. Les injustes bénignement châtiés, ridiculisés plutôt, l’ironie scandinave s’incarnant dans ce déploiement inédit d’armes de destruction massive qui ne détruisent rien sauf l’arrogance, massivement. Est-ce là le terrorisme que Mr. Brown pensait dénoncer ?
Mouais… je sais… à quoi bon s’imaginer à l’écoute des télécommunications divines, depuis un hôtel aux portes de l’aéroport de Dublin ? Je peux dire tout cela plus simplement depuis Paris. Sans me donner l’illusion d’être plus près du théâtre des opérations. D’ailleurs, Dublin est à l’est de l’Irlande ; c’est depuis la côte ouest qu’on pourrait avoir l’illusion d’apercevoir l’Islande, plus de 2000 km au nord.
Premier constat : c’est quand les aéroports sont en chômage technique qu’on réalise combien ils étaient bruyants. Quel soulagement ce doit être pour tous les résidents alentours ! Deuxième constat : c’est quand les zones de fret commencent à sentir les fruits et légumes pourris, que les étals de primeurs se vident de leurs cerises du Chili et autres friandises hors saison, qu’on comprend à quel point le commerce mondialisé nous a déconnecté du rythme des saisons.
Trop écologiste ? Considérons alors les méfaits prévisibles de notre éruption vengeresse sur les émissions de carbone et nos espoirs de réduire le réchauffement climatique. On mise sur l’éolien, le solaire, le marémoteur, et tout est à recommencer. J’exagère, mais même si rien ne nous permet de baisser les bras, voilà tout de même une sacré leçon d’humilité.
Faut-il se reconvertir à l’animisme qui fut la religion de TOUS nos ancêtres, quelles que soient nos origines ? Sans aller jusque là (quoique, si ça vous chante… ), on peut remercier l’Islande, ses dieux comme ses hommes, et même Mr. Brown finalement, car tout ça nous donne du blé à moudre. Et les vrais responsables de cette merde (donnons leur la simple casquette de banquier, pour faire court), moisissent-ils en ce moment sur quelque banquette d’aéroport à côté d’innocents ? Sinon, si l’Eyjafjallajökull ne réussit pas à les coincer dans le paradis où ils se terrent, le Katla saura les trouver : dix fois plus gros que celui qui nous préoccupe aujourd’hui, ses éruptions ont souvent coïncidé avec les siennes. Il risque simplement de ne pas être d’humeur aussi bénigne.
Pour finir, connaissez-vous la dernière blague qui circule en Islande ? Je vous la rapporte comme elle apparaît sur les journaux britanniques : « Gordon Brown said he wanted our cash, but there is no ‘c’ in the Icelandic language, so we’ve sent him our ash »(1). Même à terre, David continue à se moquer de Goliath. Peut-être la meilleure leçon de toutes.
Michel Orsoni
(1) Traduction approximative : « Gordon Brown dit qu’il veut notre argent, mais il n’y a pas de « c » (celui de « cash« ) dans la langue islandaise, alors nous lui avons envoyé de la cendre (ash).
excelent reportage!